Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 39.djvu/651

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


V

Rassemblons maintenant tous ces traits épars et successifs, et, de l’ensemble de l’œuvre, essayons de dégager ceux qui se sont trouvés en conformité plus particulièrement étroite avec l’intelligence et la sensibilité contemporaines. « Ah ! insensé, qui crois que tu n’es pas moi ! » Ce mot de Hugo que Loti prend pour épigraphe d’un de ses livres, ne pourrait-il pas servir de devise à tous les écrivains que l’on aime et que l’on admire ? Les aimerions-nous, les lirions-nous seulement si, par quelque endroit, nous ne nous reconnaissions pas en eux ?

Ce que nous leur demandons d’abord, c’est d’avoir un style, je veux dire une forme d’art assez personnelle pour qu’on la reconnaisse entre mille autres, assez expressive et assez vivante pour qu’elle fasse passer dans l’âme du lecteur les émotions qu’on veut lui faire éprouver, les idées qu’on souhaiterait lui faire partager. Que Loti ait un style, c’est ce dont je ne veux pour preuve entre tant d’autres, que cette page, l’une des plus prestigieuses de ce prestigieux écrivain :


De mon premier voyage de marin, j’ai gardé le souvenir d’un soir où je fus plus particulièrement en communion et en contact avec les puissances vitales épandues dans ces mers. C’était en plein milieu de l’Atlantique, sous l’équateur, dans la région des grandes pluies chaudes pareilles aux pluies du monde primitif, au déclin d’une de ces journées si rares où le ciel de là-bas quitte son voile obscur. Pas un nuage et pas un soufflé ; par hasard, le Baal éternel flambait dans du bleu profond, — et alors tout devenait, magnificence et enchantement. Dans l’immensité vide qui resplendissait, deux navires se tenaient inertes, arrêtés depuis des jours par le calme, lentement balancés sur place : le nôtre, et un inconnu qui apparaissait là-bas dans les limpidités chaudes de l’horizon.

Vers quatre ou cinq heures de l’après-midi, à l’instant où le Baal commence à éclairer d’or, on me chargea d’aller, dans une très petite embarcation, visiter cet autre promeneur du large, qui nous avait fait un signal d’appel. Oh ! quand je fus au milieu de la route, voyant loin de moi, l’un en avant, l’autre en arrière, les deux immobiles navires, je pris conscience d’un tête-à-tête bien imposant et bien solennel avec les grandes eaux silencieuses. Seul, dans ce canot frêle aux rebords très bas, où ramaient six matelots alanguis de chaleur, seul et infiniment petit, je cheminais sur une sorte de désert oscillant, fait d’une nacre bleue très polie où s’entre-croisaient des moirures dorées. Il y avait une houle énorme, mais molle et douce, qui passait, qui passait sous nous, toujours avec la même tranquillité, arrivant de l’un des infinis de l’horizon pour se perdre dans l’infini