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vouloir, apparemment, leur a prêté un peu de son âme. La contagion de son incroyance les a gagnés. Et ce qu’il dit de l’un d’entre eux, j’ai bien peur qu’on ne le puisse dire de tous : « Dans son idée à lui, la mort finissait tout… Il lui arrivait bien, par respect, de s’associer à ces prières qu’on dit en famille pour les défunts ; mais il ne croyait à aucune survivance des âmes. » N’est-ce pas, à peine transposé, l’état dame de Loti lui-même ? Telle phrase de lui, jetée négligemment en passant sur « le grand néant bleu, » en dit plus long à cet égard que les déclarations les plus formelles. Évidemment, Pêcheur d’Islande a été conçu et écrit dans un de ces momens de désespérance intime, d’incroyance absolue, d’entier et sombre nihilisme dont ses premiers écrits nous faisaient parfois la confidence, et telle est bien l’impression dernière que nous laisse le livre. Je n’en sache pas qui proche plus fortement et plus subtilement tout ensemble la vanité de toute action, le néant de tout effort, et l’universel « À quoi bon ? » de la vie. Chef-d’œuvre, certes, mais chef-d’œuvre de morne désolation, et chef-d’œuvre de stérile pitié, puisque la pitié ne s’y achève pas en espérance.

Pêcheur d’Islande nous offre l’harmonieuse synthèse de tous les dons que Loti avait jusqu’ici manifestés tour à tour. Il est désormais en pleine possession de toutes ses ressources d’écrivain, comme de ses principaux motifs d’inspiration. Et les livres vont dès lors succéder aux livres, multipliant, certes, les belles pages, mais sous la diversité des sujets, des impressions et des paysages, ne laissant pas de découvrir quelquefois une certaine monotonie de pensée et de facture. Madame Chrysanthème serait assurément une fort jolie chose si le Mariage de Loti n’existait pas ; et Fantôme d’Orient n’a peut-être que le tort d’être une reprise, charmante d’ailleurs, mais, relativement, assez facile, d’Aziyadé. Il est vrai qu’à prendre individuellement tous ces ouvrages, et en faisant effort pour oublier ceux qui les précèdent, on retrouve en chacun d’eux ce charme un peu maladif, mais si pénétrant et si fort, qui émane de tous les livres de Loti. Romans personnels, impressions de voyage, souvenirs intimes, nouvelles ou récits, Loti a monnayé, sous les formes les plus diverses, ses dons de poète descriptif, et les aventures de sa vie individuelle. « Je n’ai jamais su parler que de ce que j’avais bien vu, » nous déclare-t-il quelque part, et comme sa vie s’est passée à « promener par le monde changeant son âme