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moi de l’auteur n’intervient plus, — j’entends directement, — qu’en une ou deux rapides circonstances : « Aussi bien, je ne puis m’empêcher de conter cet enterrement de Sylvestre que je conduisis moi-même là-bas, dans l’île de Singapour… » Ailleurs, c’est pour jeter ce cri d’émotion et d’angoisse à la pauvre grand’mère Moan, qui vient pour la dernière fois d’embrasser son petit-fils : « Regarde-le bien, pauvre vieille femme, ce petit Sylvestre ; jusqu’à la dernière minute, suis bien sa silhouette fuyante, qui s’efface là-bas pour jamais… » Et enfui, ceux qui ne s’intéressaient guère aux lointaines aventures d’Aziyadé, de Rarahu ou de Fatou-Gaye, — ils avaient tort sans doute, — comment pouvaient-ils se dérober au charme prenant, Apre et mélancolique qui se dégage de l’humble histoire du grand Yann et de la grave et tendre Gaud, « avec ses yeux d’un gris de lin à cils presque noirs ? » Car ils sont bien de chez nous, les héros de l’idylle tragique : leur âme ne nous est point étrangère ; nous n’avons aucun effort à faire pour les comprendre ; nous entrons comme de plain-pied dans les préoccupations de leur vie quotidienne ; la mort même qui les menace, nous la voyons ou nous la savons suspendue, autour de nous, sur tant d’existences françaises, qu’elle nous émeut comme si elle allait atteindre l’un des nôtres ; et lequel d’entre nous ou de nos proches n’a dans son souvenir quelque sombre histoire vraie comme celle qui forme le fond du livre, un jeune bonheur péniblement édifié, puis brutalement brisé par l’impitoyable mort ?…

Au reste, ceux qui veulent à tout prix qu’un roman les dépayse peuvent trouver dans Pêcheur d’Islande de quoi satisfaire leur passion d’exotisme. Si la terre bretonne est bien le centre commun des personnages et de l’action, elle n’est pas seule à fournir au poète la matière de ses paysages : le Tonkin, l’Indo-Chine, l’Inde même, et les mers équatoriales, l’Islande surtout, avec son étrange lumière, ses brumes fantastiques et les perfidies de sa « mer hyperborée, » apportent leur tribut d’évocations pittoresques, élargissent et diversifient le décor, jettent sur tout le drame cette poésie très spéciale, faite de réalité et de rêve, qui semble l’apanage des lointains pays inconnus. Mais, plus que tout le reste, ce qui donne au livre cette couleur, cet accent poétique qui font que parfois il confine à la grande épopée, c’est la mer, la mer vue de la côte et du large, sous tous ses aspects, tantôt souriante et hospitalière, tantôt furieuse et