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de moi que l’immense ennui de vivre. » « J’ai beau faire, Plumkelt, je ne suis pas heureux ; aucun expédient ne me réussit pour m’étourdir. J’ai le cœur plein de lassitude et d’amertume. » Ailleurs encore : « L’idée chrétienne était restée longtemps ilot-tante dans mon imagination, alors même que je ne croyais plus ; elle avait un charme vague et consolant. Aujourd’hui, ce prestige est absolument tombé ; je ne connais rien de si vain, de si mensonger, de si inadmissible. » et pourtant, cette idée chrétienne, qu’il croit morte dans son cœur, est encore plus vivante en lui qu’il ne le veut bien dire. Elle se mêle, au moins quelquefois, pour l’épurer, la spiritualiser, à sa conception de l’amour et de la mort[1] ; elle l’incline à une profonde et touchante pitié pour tous ceux qui souffrent de la vie, pour tous ces humbles qu’il coudoie et qu’il a mis dans ses livres. Enfin, ne va-t-il pas jusqu’à écrire : « Je pense aller bientôt à Jérusalem, où je tâcherai de ressaisir quelques bribes de foi ? » Ce ne sont pas là les propos et les pensées d’un incrédule bien sûr de son incroyance ; surtout, ce n’est point l’état d’âme habituel de ceux qu’il a flétris un jour dans une phrase sanglante, « libres penseurs farouches, bavant des inepties athées sur toutes les choses saintes d’autrefois. » Le futur pèlerin de Jérusalem ne froissera jamais aucune âme religieuse.


III

Et il a mérité d’écrire ce chef-d’œuvre de poésie, de tendresse inquiète, de douloureuse pitié et de poignante tristesse qui s’appelle Pêcheur d’Islande. C’est le plus populaire des livres de Loti[2], et c’en est, sinon peut-être le plus complet, tout au moins le plus profondément et le plus simplement humain. On avait pu justement reprocher à ses premiers romans l’abus des amours exotiques et l’étalage un peu indiscret de sa personnalité. Ici, une pareille critique n’aurait plus sa raison d’être. Le

  1. Fleurs d’ennui, p. 116-120.
  2. En 1905, Pêcheur d’Islande était parvenu à la 261e édition ; Mon frère Yves, qui vient ensuite, à la 93e ; le Mariage de Loti, à la 74e ; Ramuntcho, à la 65e ; le Roman d’un Spahi, à la 56e. En 1907, les Désenchantées sont arrivées à la 83e édition. Il ne faut pas, je le sais bien, attacher à ces « signes extérieurs » plus d’importance qu’il ne convient, mais il ne faut pas non plus les négliger et les dédaigner de parti pris, surtout quand il s’agit d’un artiste tel que Loti, et que l’on cherche à expliquer la nature et la profondeur de son action.