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nouvelle donnés de nos jours à deux idées que le christianisme avait déjà mis très en relief ; savoir : le droit égal de tous les hommes aux biens de ce monde et le devoir de ceux qui en ont plus de venir au secours de ceux qui en ont moins. Les révolutions qui ont renversé la vieille hiérarchie européenne, le progrès des richesses et des lumières qui a rendu les individus fort semblables les uns aux autres, ont donné des développemens immenses et inattendus à ce principe d’égalité que le christianisme avait placé plutôt encore dans la sphère immatérielle que dans l’ordre des faits visibles. L’idée que tous les hommes ont un droit à certains biens, à certaines jouissances et que la première obligation morale est de les leur procurer, cette idée, ainsi que je le disais plus haut, a pris une immense étendue et des aspects d’une variété infinie. Cette première innovation a mené à une autre : le christianisme avait fait de la bienfaisance ou, comme il l’avait appelée, de la charité une vertu privée. Nous en faisons de plus en plus un devoir social, une obligation politique, une vertu publique. Le grand nombre des gens à secourir, la variété des besoins auxquels on se croit obligé de pourvoir, la disparition des grandes individualités auxquelles on pouvait avoir recours pour y parvenir, ont fait tourner tous les regards vers les gouvernemens. On leur a imposé une obligation étroite de réparer certaines inégalités, de venir au secours de certaines misères, de prêter à tous les faibles, à tous les malheureux un appui. Il s’est ainsi établi une sorte de morale sociale et politique que les anciens ne connaissaient que très imparfaitement et qui est une combinaison des idées politiques de l’antiquité et des notions morales du christianisme.

Voilà, mon cher monsieur de Gobineau, tout ce qu’il m’est possible d’entrevoir, quant à présent, au milieu du brouillard qui m’environne. Vous voyez que je n’ai parlé que de ce que je vois dans les mœurs ; je ne suis pas en état de dire si les mêmes signes se retrouvent dans les livres ou d’autres signes. Je ne vous donne point les réflexions précédentes comme une base, un cadre, mais comme un exemple de la chose qu’il faut chercher. Nous avons à discerner ce qu’il y a de nouveau en fait de morale dans le monde. Je viens de chercher péniblement à le faire en me tenant très près des faits. Mes inductions vous paraissent-elles vraies ou fausses ? En avez-vous d’autres à offrir ? Les théories morales modernes les justifient-elles ? J’étais