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certains cas vers les notions de l’antiquité ; mais la plupart du temps elle n’a fait que développer, étendre les conséquences de la morale du christianisme sans en changer les principes. Notre société s’est bien plus écartée de la théologie que de la philosophie chrétienne. Nos croyances religieuses étant devenues moins fermes et la vue de l’autre monde plus obscure, la morale doit s’être montrée plus indulgente pour les besoins et les plaisirs matériels. C’est une idée que les Saint-Simoniens rendaient, je crois, en disant qu’il fallait réhabiliter la chair. Il est probable que la même tendance a dû apparaître depuis longtemps dans les écrits et les doctrines des moralistes modernes.

Par la même raison, on a dû chercher à trouver dans la vie la sanction des lois morales qu’on ne pouvait plus avec sécurité placer entièrement hors de la vie. De là la doctrine de l’intérêt bien entendu, ou des avantages que l’honnêteté procure dans ce monde et des misères que le vice y engendre. Les utilitaires anglais témoignent de cette tendance nouvelle que les moralistes chrétiens ont peu connue ou complètement ignorée.

Le christianisme, et par conséquent la morale chrétienne, s’était établi en dehors de tous les pouvoirs politiques et même de toutes les nationalités. La grandeur de son œuvre était de former une société humaine en dehors de toutes les sociétés nationales. Les devoirs des hommes entre eux en tant que citoyens, les obligations du citoyen envers la patrie, les vertus publiques en un mot me paraissent mal définies et assez négligées dans la morale du christianisme. C’est là, ce me semble, le côté faible de cette admirable morale, de même que c’était le seul côté vraiment fort de la morale antique. Quoique l’idée chrétienne de la fraternité humaine ait pris complètement possession de l’esprit moderne, cependant les vertus publiques ont de notre temps regagné beaucoup de terrain, et je suis convaincu que les moralistes du siècle dernier et du nôtre s’en préoccupent beaucoup davantage que leurs devanciers, ce qui est dû au réveil des passions politiques qui ont été tout à la fois la cause et l’effet des grands changemens dont nous sommes témoins. Le monde moderne a repris et remis ainsi en honneur une partie de la morale des anciens et l’a intercalée au milieu des notions qui composent la morale du christianisme.

Mais la plus notable innovation des modernes en morale me paraît consister dans le développement immense et la forme