Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 39.djvu/598

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la plupart des hommes de mon âge il n’y a rien que le désir de faire facilement et paisiblement de petites choses.

Je voudrais bien, monsieur, ne pas finir cette lettre sans vous parler philosophie. Mais la difficulté est de trouver que vous dire sur ce sujet. Je vous confesse que je n’y ai pas réfléchi un moment depuis que nous nous sommes quittés. Le temps m a absolument manqué pour me livrer à celle étude, peut-être aussi un peu le goût. L’un suit l’autre. On ne peut s’intéresser à ce qu’on n’a pas le loisir de bien faire. Vous seul pouvez me tirer de cette torpeur en me mettant dans la nécessité de vous écrire. Mais je ne vois pas que vous soyez en bien meilleur train que moi. Je vous supplie de vous réveiller. Je place d’avance sur votre tête, je vous en avertis, toute la responsabilité de ma paresse. J’attire sur vous les foudres de mon ami Mignet et pendant qu’il vous tient je me sauve démon mieux. Sérieusement, mon cher monsieur de Gobineau, faites, je vous en prie, un effort pour que l’été ne se passe pas sans que nous entrions profondément en matière. Si je reviens à Paris sans avoir pu au moins mordre à mon travail et en apercevoir les traits généraux, je crois que je renoncerai définitivement à l’entreprendre.

Mme de Tocqueville, à laquelle j’ai fait part de votre souvenir, m’a chargé de vous en remercier. Quant à moi je vous prie d’agréer l’expression de mon vif et sincère attachement.

ALEXIS DE TOCQUEVILLE.


Tocqueville, le 5 septembre 1843.

Votre lettre, monsieur, est arrivée chez moi le jour même de mon départ pour le Conseil général. Je viens de l’y retrouver à mon retour. Je veux sur-le-champ y répondre.

Ce dont je vous prierais en ce moment, ce serait de mettre de côté pour un instant vos livres, et repassant rapidement dans votre tête le résultat de vos lectures récentes et de vos études antérieures, de répondre sous forme de conversation aux questions que voici : Qu’y a-t-il en définitive de nouveau dans les travaux ou les découvertes des moralistes modernes ? J’entends par modernes non seulement ceux qui ont écrit depuis cinquante ans, mais les moralistes qui les ont immédiatement précédés et qui appartiennent à cette génération qui a décidément rompu avec le moyen âge. Ont-ils envisage sous un jour véritablement