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III

Et pourtant, si vous êtes resté quelques minutes dans cette salle VII de l’avenue d’Antin, devant les toiles de M. Le Sidaner, devant celle surtout qu’il intitule Palais au clair de lune, no 770, vous n’avez pu résister au charme de cette vision. C’est celui qu’on éprouve lorsque, entrant dans Venise par une nuit avaricieusement étoilée, on glisse d’un mouvement lent et imperceptible le long des palais endormis. La voix du gondolier jette dans l’ombre les noms des grands morts qui les bâtirent et qui dorment maintenant, suspendus aux murs des églises, dans leur gaine de marbre, ou aux voûtes des confréries, coiffés du corno, les mains jointes, aux pieds de la Vierge et de l’Enfant Jésus : Vendramin, Dandolo, Grimani, Mocenigo, Foscari, Rezzonico… Un à un, se devinent et s’évanouissent ces cubes massifs et sombres, à mesure que la rame soulève des plis d’argent sur la moire obscure et bleuâtre du canal. Il semble qu’on côtoie une île de tombeaux. S’il faisait plein jour, on s’aviserait peut-être que ce sont là, tout bonnement, des banques, des « offices, » des administrations ou des villégiatures confortables pour transatlantiques, vainement friands d’éprouver dans une autre pairie des sensations d’histoire qu’ils n’ont pas su trouver dans la leur. Mais, la nuit, ces palais redeviennent grandioses et rejoignent le domaine des ombres qui les hantèrent. Tout un monde s’y rattache de passions civiques, de discipline nationale et de domination universelle, dont les âmes modernes, penchées aux loggie supérieures, ne gardent pas plus le reflet que les eaux occupées indéfiniment à battre leur seuil.

De près, cette toile de M. Le Sidaner n’est qu’un amas de hachures : de loin c’est une apparition toute vibrante, dont l’unité se recompose, à mesure qu’on s’éloigne, de toutes les touches éparpillées : Mais ce n’est point là le portrait officiel de Venise. On n’y sent pas l’ambition de rendre, d’un coup, cette encyclopédie d’impressions diverses qu’est son visage. C’est un aspect limité de cette nature singulière. C’est un fragment, d’après lequel l’imagination seule peut recomposer tout le reste. Se mesurant avec une nature trop riche et trop complexe pour se livrer dans sa diversité infinie, l’artiste s’est borné à mettre mieux en valeur un des élémens de cette richesse et