Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 39.djvu/582

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’une impression de la magie des eaux. Il lui paraît que le grand trait de cette ville étrange, notamment de San Giorgio, est qu’elle a l’air d’être surprise en train de sortir de la mer. Tandis qu’il passe devant ces innombrables damiers de marbre blanc, de pierre noircie, et qu’il les compare à des tas de morceaux de sucre empilés par les doigts de petits ramoneurs, entre ces files de piliers, mi-partie bleus et rouges, bleus et blancs, qui entrent dans l’eau comme des colonnes et s’y enfoncent comme des serpens, sous ces figures solennelles de saints ou de héros que la vague, en les reflétant, disloque et désosse incessamment, l’artiste éprouve que la moitié de Venise est faite de ces reliefs, et s’il lève les yeux, il est lente de penser que l’autre moitié est faite de son ciel. Et c’est donc la lagune et le ciel qui lui paraissent la chose à peindre.

Enfin, la nuit vient, et quand tout s’est éteint des incendies allumés par le couchant, où brûlèrent les nuages et où se métallisèrent les eaux, un autre enchantement saisit l’artiste. Les eaux n’ont presque plus rien à refléter, mais du peu que le ciel leur jette, elles font des merveilles de joaillerie suspendues aux plis de leur écrin sombre. De la moindre lueur jaune tombée d’une lucarne, elles font un chapelet d’or. Elles se redisent une à une les clartés qui errent à leur surface, et quand le peintre parvient au quai des Esclavons, par une belle nuit tout illuminée de feux épais, il en oublie les heures du jour, où, sur la place, les pigeons envolés semblaient un continuel échange de couleurs entre les architectures, où le fer de la gondole, fendant l’air vers la ville, coupait par le milieu, tantôt un dôme comme une pomme, tantôt un palais comme un nougat, où chaque coupole se gonflait comme un fruit mûr, et où la mer avait ramassé toutes les plus belles choses du monde, sur son plateau d’émeraude, pour les offrir au ciel. Il ne pense plus qu’à fixer dans sa mémoire, comme l’a fait M. Abel Truchet, l’embrasement lointain de la Piazzetta, le bouquet des lanternes multicolores, la masse confuse des chanteurs et des auditrices de la Sérénata, le luisant des haches dentelées à la proue des gondoles, et la course éperdue des gondoliers, profilées en ombres chinoises sur la courbe pointue de leurs noirs esquifs.

Et de chacun de ces tableaux si divers, la saison, l’heure, l’humidité ou la sécheresse de l’atmosphère et le caprice des vents, fait mille tableaux différens. Il n’est pas un coin d’eau, de