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Bompard, Roullet, Allègre, Saint-Germier, Joubert, Fivaz, Wagrez, Rousseau, et Du Gardier ont cherché le motif de leurs toiles dans l’histoire ou la nature de ce coin de pierres et d’eaux qui tient entre Fusine et Saint-François du Désert, on mesurera combien il était vain, aux beaux temps de la critique naturaliste, d’annoncer la désertion des sites anciens et des paysages historiques. Le romantisme a des retours que la critique ne prévoit guère et les peintres d’aujourd’hui, même les plus personnels, comme MM. Le Sidaner, Abel Truchet ou Raymond Kœnig, aiment à glisser, comme les personnages de M. de Joncières Dans le sillage de Musset… Les âmes de Byron et de Browning, de Ruskin et de Turner pourraient venir errer, sans être trop dépaysées, dans les Champs-Elysées de 1907. Leur culte est ininterrompu. Leur patrie est comprise, sinon toujours comme ils la comprirent, du moins comme les aspects infiniment changeans de cette cité multiforme permettent de l’envisager. Est-ce là une tentative heureuse et doit-on louer nos artistes de retourner sur la lagune autrement qu’en vacances ; en un mot, doit-on peindre Venise ? C’est ce que la variété des exemples mis sous nos yeux nous incline à examiner.

La complexité infinie de son visage est ce qui séduit d’abord les peintres et ce qui ensuite les désespère. Au moment de faire le portrait de cette cité, ils la voient se briser en mille aspects disparates, et, sur le point d’en donner l’impression, ils la sentent faite de mille sensations contradictoires. A mesure que leur gondole pointe et s’insinue dans la ville, ils découvrent qu’elle est faite d’un triple aspect : l’aspect du canal, l’aspect de la cité et l’aspect du lac. D’abord l’aspect du canal. Dans le dédale interne des veines d’eau secondaires et irrégulières, le peintre est saisi surtout par l’impression qu’il a de pénétrer dans une fente de rocher et d’y commencer un voyage hasardeux sans grand espoir de revoir le soleil. N’était le mouvement incessant des souples eaux noires sur le seuil moisi des maisons et la course des rats mal contens sur les margelles, il lui semblerait cheminer parmi d’innombrables sujets de nature morte. En ramant sous ces petits ponts courbes et bas qui ouvrent sournoisement devant lui l’étroit goulot par où il faut qu’on passe, et si bas que le gondolier saisit de la main, pour s’en aider, la barbe de pierre des têtes sculptées aux voûtes, il lui semble entrer dans les causses de nos montagnes du Centre.