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Staël n’avaient pas été interrompus par un séjour assez prolongé du jeune poète à Napoléonville (la Roche-sur-Yon), où Prosper de Barante, qui y était alors préfet, l’avait fait venir pour recevoir de lui des leçons d’allemand. Tel était, du moins, le motif avoué de ce séjour de Chamisso auprès de Barante : mais une longue lettre de Mme de Staël, publiée pour la première fois par M. Geiger, semble indiquer que l’auteur de Corinne, en envoyant son hôte à Napoléon-ville, l’avait chargé d’une mission confidentielle, qui ne parait point, d’ailleurs, avoir abouti. Voici cette importante lettre, écrite en français, de Genève, le 19 décembre 1810 :


Je suis sûre, mon cher ami, que me connaissant, vous sentez ce que j’ai écrit à Prosper. Je lui ai mandé que tout ce qui est à moi était à ses ordres, et j’attends sa réponse. Je ne crois pas, comme vous, qu’il quitte sa carrière. Son père est fort ambitieux ; et, si j’en avais pu douter, je l’aurais terriblement vu par sa manière d’être dans cette circonstance. Il est peu d’intérieurs qui m’aient paru plus désagréables que celui de M. de B… le père. Autant Prosper est aimable, facile, délicat, autant l’autre est ombrageux et despotique ; et plus il est estimable sur les grands rapports de la morale, plus on se reproche de le trouver insupportable. Je pense donc que Prosper ferait très mal, s’il ne s’unit pas à moi, de se mettre d’une manière quelconque dans la dépendance de son père.

Vous trouverez peut-être singulier qu’une personne aussi vive que moi parle avec cette simplicité du sort de sa vie : mais j’ai plus éprouvé que personne combien je ne puis rien sur ma destinée. J’aime assez tendrement Prosper pour être heureuse de n’exister que pour lui : mais, s’il n’a pas le mouvement qui répond au mien, j’ai un trésor de résignation, — ou de fierté, comme vous voudrez l’expliquer, — qui me fera soutenir ce chagrin. Je le connais, le chagrin, et mes yeux ont versé bien des larmes. Mais jamais, excepté dans mes rapports avec M. de Staël, je n’ai eu tort envers personne, et ma conduite avec Prosper, en particulier, est inattaquable, du moins je le crois ainsi. Le monde route sur ma tête : c’est plus qu’un pauvre passereau n’en peut supporter. La main qui réunit la Baltique à la Seine ne peut changer mon cœur : mais elle doit disposer de mon sort ; et, quand la moitié probable de la vie est parcourue, le prestige de l’existence est fini.

En voilà beaucoup sur moi ! Peut-être Prosper ne vous aura-t-il pas dit ce que je lui ai écrit : mais, disposant de mon secret, je n’ai pas craint de vous le confier. Mon cœur seul, et non mon amour-propre craint sa réponse. Après tout, si ce sort ne lui paraît pas heureux, il ne l’aurait pas été pour moi. Parlons de vous ! Si je restais ici, Je vous prierais avec instance de venir vivre près de moi ; mais, si mes liens avec Prosper sont brisés, je compte m’éloigner au printemps ; mais, en vérité, ce que je deviendrai, je l’ignore…

Je vais vous dire une bêtise, mais qui cependant est essentielle. Pour-riez-vous faire le sacrifice de cette pipe, qui nous est si pénible à tous, nous autres Français ? J’avais l’idée de quelque chose qui peut-être vous aurait été