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devenue le plus insupportable et le plus encombrant des bas-bleus, a multiplié les occasions de faire entendre qu’elle avait été l’objet du principal, de l’unique amour du poète. D’autre part, des lettres du fidèle La Foye, écrites aux amis berlinois de Chamisso pendant le séjour de celui-ci en France, nous montrent que le plus intime confident du poète s’est beaucoup inquiété des relations de son ami avec l’aventurière qu’était, au total, Helmine de Chézy. Mais le témoignage de Chamisso lui-même nous manque, pour nous éclairer sur ce nouveau roman, qui, du reste, doit avoir été d’assez courte durée. Au moment du mariage du poète, en 1819, Helmine lui a écrit pour lui reprocher de ne lui avoir pas annoncé cet événement. La réponse de Chamisso vient d’être découverte par M. Geiger : elle est très belle dans sa simplicité ; et, sans confirmer le moins du monde la prétention d’Helmine à avoir été le seul amour du poète, elle prouve que la femme de lettres a vraiment tenu jadis, pendant quelques semaines, une très grande place dans son jeune cœur :


Merci, chère Helmine, pour ta sympathie, pour ta lettre, et même pour les reproches que tu me fais, et que d’ailleurs je ne mérite pas entièrement. En vérité, je t’ai écrit, une fois, l’année passée : mais la lettre est restée chez Hitzig et, en fin de compte, n’a pas été expédiée. Il m’a fallu tant de temps pour me réinstaller tout à fait à l’aise dans ma patrie (c’était, désormais, la Prusse et Berlin) que les journaux ont raconté les incidens de mon grand voyage et mon retour avant que j’eusse pu en faire part à mes plus chers amis ; et ainsi il est arrivé que je suis testé muet.

J’attends toujours la promesse que l’on m’a faite de me bâtir une maison au Jardin Botanique ; et c’est dans cette attente que je vis, auprès de l’ange que je ne mérite point d’avoir à moi, de l’ange pur, clair, tranquille et gai, devant lequel je m’incline humblement, l’adorant avec la raison expérimentée qui m’est venue, hélas ! accompagnée de cheveux gris, et avec tout l’amour d’un cœur de vingt ans. Quant à elle, elle m’aime comme un enfant, comme une femme. Je crois, ou plutôt je sais, que je serai heureux dans mon ménage ; et jamais je n’ai cru à un autre bonheur, jamais je n’en ai désiré un autre. Seulement, je ne croyais pas que ce bonheur pût encore fleurir pour moi, et j’étais philosophiquement disposé à y renoncer.

J’ai très bien compris ton cœur, ma chère sœur, je sais qu’il est pur et bon. Mais la destinée s’est montrée cruelle pour toi, et il ne t’a été donné de connaître que les ruines de toi-même. Si j’avais pu quelque chose pour toi, je l’aurais fait. Ma vie, qui a longtemps débordé par delà ses rives, rentre maintenant pieusement dans son lit étroit et ombragé, pour y couler d’un cours mesuré et clair jusqu’au terme où elle doit aller. Pour toi, que la bénédiction et la joie résident sur toi ; et n’oublie point, toi qui es bonne, ton heureux frère qui t’aime bien sincèrement !


Dr AD. V. Ca.