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Mais, au-dessus de ces aimables figures légèrement indiquées, une autre jeune femme, d’une espèce tout autre, s’est emparée du cœur de Chamisso, et se complaît à le tourmenter. Dans une famille de riches négocians juifs, où il fréquentait, le jeune homme a rencontré une institutrice française, Mme Cérès Duvernay, veuve d’un officier, et, du moins à l’en croire, fiancée à un riche Américain qui doit venir bientôt se marier avec elle. Cette étrange et inquiétante personne paraît avoir été vraiment très belle, et avec un génie de coquetterie tout à fait supérieur. Chacune des lettres de Chamisso est remplie du récit des scènes, infiniment variées, qu’elle s’ingénie à lui faire, avec un art de comédienne dont le pauvre garçon est tout bouleversé. Au cours d’un même entretien, elle s’offre à lui, se reprend, lui fait jurer de ne la tenir que pour une sœur, tombe dans ses bras avec des baisers entrecoupés de larmes, et s’enfuit en lui défendant de se montrer jamais devant elle. Elle torture à plaisir le cœur du poète ; mais, sans doute, se rend-elle compte du plaisir qu’elle lui cause par là, et que c’est un sûr moyen de le retenir : car nous sentons, à la manière dont Chamisso parle d’elle à son ami, que, tandis que son cœur souffre sincèrement de cette comédie qu’il ne peut s’empêcher de prendre au sérieux, son esprit de poète, et de poète français, s’en amuse, y goûte la joie raffinée d’une belle œuvre d’art. Une fois de plus, je serais tenté d’évoquer le souvenir de Musset, encore qu’à l’opposé de l’auteur de la Confession d’un enfant du siècle, Chamisso se satisfasse de sa propre souffrance, sans éprouver le besoin de la faire partager à la femme qu’il aime.

Toujours est-il que ce roman a occupé plusieurs années de la jeunesse du poète : il n’a pris fin qu’à Paris, où les deux amans berlinois se sont retrouvés en janvier 1807, et où il semble que le jeune homme, tout d’un coup, se soit fatigué de l’interminable comédie que Cérès Duvernay s’entêtait à poursuivre. Et sans doute ne s’en est-il fatigué que parce qu’un nouvel amour avait pris possession de son cœur : un amour sur lequel, malheureusement, ses lettres ne nous renseignent que d’une façon très sommaire et très incomplète. Nous savons seulement qu’il a retrouvé, à Paris, une femme de lettres allemande rencontrée déjà à Berlin, Helmine de Chezy, qu’il est allé passer quelques jours avec elle à Montmorency, qu’il a renoncé pour elle à divers projets de mariage que lui proposait sa famille, et qu’ensuite Helmine de Chézy a essayé de venir le reprendre, pendant qu’il était chez Mme de Staël, au château de Chaumont.

Lorsque Chamisso est mort, en 1838, Helmine, qui était alors