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l’aise de chez le paysan Hozle, où je suis logé depuis deux jours déjà. Mes parens (qui étaient rentrés en France) insistent pour que j’entreprenne aussitôt mon voyage ; car je devine, d’après leurs paroles, qu’ils ont appris à connaître, cet hiver, la fiancée qu’ils me destinent pour l’avenir. D’autre part, Cérès (une amie française qu’il a connue à Berlin, et qui est également rentrée à Paris) m’écrit une lettre toute fondue d’amour, intime et vraie, et sans artifice. Elle me dit comment, entourée d’hommes qui ne la comprennent point, elle aspire à s’éloigner d’eux, comment elle apprend à apprécier la valeur des Allemands, comment le désir de la tranquillité l’oblige à demeurer parmi ces hommes qu’elle déteste, mais comment elle veut encore me voir, s’entretenir avec moi, et est résolue à m’attendre à Paris, où elle m’appelle, avant de décider de sa destinée. Voilà ce qu’est sa lettre ; et c’est en ce moment, frère, que je me trouve forcé de marcher, et pour aller où ? Où ? On avait dit d’abord que ce serait contre les Russes, et je me réjouissais, après mon sacrifice accompli, de me trouver contraint à cette activité qui convient à l’homme. Mais maintenant, maintenant voici que je vais peut-être avoir à marcher contre ma patrie ! Honneur, devoir ! Mais est-ce que l’honneur lui-même n’est pas un devoir ? Oui, mais est-ce que l’honneur exige vraiment cela ? Et aurais-je pu agir autrement, et l’aurais-je dû ? Je ne le sais pas. Cette fois encore, j’ai fermé les yeux et j’ai suivi, tout en éprouvant un sentiment d’angoisse et aussi de honte. Frère, et si l’armée française t’emmenait, et que le noir génie te plaçât en face de moi, et qu’ainsi les destinées tranchassent notre sort dans notre nuit !… Contre nos armées françaises, que je couvrirais volontiers de baisers, contre ces alertes et hardis jeunes gens qui marchent à pied, libres de bagages, qui dorment sous le froid sur la terre nue, et qui sont vifs comme ne le sont pas même les courriers d’ici, que sommes-nous, nous autres ? Le roi nous a engagés à faire la campagne à pied, par raison d’économie : mais nous avons tenu bon contre lui ; et moi-même, moi qui désirais, autant que l’on peut désirer quelque chose, d’être délivré du poids encombrant de ces chevaux, il faut que je les garde, tandis qu’ils me sucent, en dépenses, le sang de mon âme. Des tables, des sièges, des lits et de la literie, même des tables de nuit, nous traînons tout cela avec nous : et nous nous traînons nous-mêmes en gémissant, pendant trois lieues, après, quoi nous tombons à plat. Sans compter qu’il règne ici, dès le début, un aimable désordre qui m’épouvante : le pain, le fourrage manquent, et les chevaux même. Pour ma part, je n’ai rien emporté que des instrumens de défense contre le vil, détestable et abrutissant froid ; mais qu’Homère, mon lexique, et une écritoire sont venus avec moi, c’est ce que tu devines sans que j’aie besoin de te le dire. Dès avant le départ, trois chefs de compagnie (d’autres régimens) se sont saoulés, battus, et coupé la gorge… La nuit du départ, mes amis ont monté chez moi du vin et du punch, et nous nous sommes exaltés là-dessus, joyeusement. Pendant la marche, des hommes, des femmes, et des enfans sont sortis de leurs maisons pour me saluer. Mais, au reste, il m’est impossible de te tout raconter.

L’Almanach des Muses paraîtra, mais très en retard. J’en ai déjà corrigé une feuille.