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dans le sang de longues ascendances, une sagesse héréditaire qui manquait à celui-ci. Ils connaissaient les limites inévitables de leur art. Ils savaient faire des sacrifices. Comment ce roturier, instruit tout seul, sans tradition et sans modèles, sans goût bien éduqué, naïf, candide et génial, s’y fût-il résigné ? De là chez lui, beaucoup de prestiges de théâtre, du « bluff, » comme chez Shakspeare et Wagner, du baroque et des bizarreries, des oripeaux et du clinquant qu’il prenait pour de la splendeur. Il voulait éblouir. Il a voulu, souvent, étonner, fasciner, faire crier au miracle par quelque tour de force et quelque feu d’artifice. Et parfois, par contraste, il est plus humble que personne, et nul alors n’est plus touchant. Et quand on se représente ce fils de meunier, malappris, sans public éclairé, presque sans occasion pour les chefs-d’œuvre qu’il rêvait, on comprend ce que dut être chez cet homme fou de peinture, fou de dessin, fou de beauté, la profondeur du génie pour parvenir à un idéal classique de la vie, retrouver quelques-unes des lois immuables de l’art, et y ajouter encore le mystère de son âme. Et d’avoir ainsi essayé de tout dire, d’avoir conçu le rêve héroïque de la Ronde et le rêve voluptueux des Bethsabées ou des Suzannes ; d’avoir créé ensuite les Pèlerins d’Emmaüs et le Bon Samaritain, et su « peindre l’Evangile comme il semble que Jésus l’a vécu ; » d’avoir, dans de telles conditions, voulu comprendre tout, résumer tout, exprimer tout ; de n’y avoir peut-être pas toujours réussi, mais de n’y avoir jamais renoncé, et, de l’écart même qui subsiste entre l’œuvre accomplie et le rêve, — c’est peut-être ce qui fait de Rembrandt celui de tous les artistes qui nous donne matériellement, et dans tous les sens, y compris celui d’inachèvement, — la sensation la plus précise de l’aspiration à l’infini.


Louis GILLET.