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C’est un peu l’histoire du goût dans les trois derniers siècles. Elle nous ménage quelques surprises. Chaque âge découvre un sens inédit aux chefs-d’œuvre. Il les refait à sa ressemblance. Il les anime du reflet de ses propres pensées. Leur immortalité est une suite de quiproquos. Et pourtant, à travers tant de méprises diverses ou même contradictoires, se dessine le progrès d’une loi continue. Rembrandt passe dans l’histoire pour l’adversaire permanent de l’idéal classique. Son action est le pendant artistique de celle de Shakspeare. Chacun de ses triomphes marque une défaite équivalente des principes de l’Ecole. Chaque épisode de la lutte entre la « tradition » et les idées « nouvelles » se traduit par un avantage ou une éclipse de sa renommée. Or, cette inimitié invétérée est-elle vraiment irréductible ? Existe-t-elle à l’origine ? Soit dans ce qu’il a fait, soit dans ce qu’il a voulu, Rembrandt est-il le réfractaire, l’insurgé contre la Renaissance, une sorte d’Antéchrist batave et protestant de Rome et de Raphaël ? Il semble que ni lui-même, ni les meilleures têtes de son temps, n’en aient jugé ainsi. La critique de nos jours paraît revenir sur ce point au sentiment de la première heure. Après bien des détours, et comme en décrivant une spirale de trois siècles, la vieille antinomie est peut-être à la veille de se résoudre par un accord. Il n’est pas inutile de déterminer les époques ou les étapes de cette histoire. Rien ne pourra mieux nous apprendre ce que le temps ajoute à l’intelligence des chefs-d’œuvre, et comment se développe ce phénomène ambigu que l’on appelle la « vie » de l’art.


I

La biographie de Rembrandt se résume en deux mots : un début éclatant et une fin lugubre. Cette fin nous obscurcit le bonheur du commencement de toute l’existence du maître, nous ne retenons que les années de misère et d’agonie. On voit le malheureux, âgé, déchu, détruit, roulé presque au ruisseau, et réduit, pour manger, à faire des portraits « à six sous. » L’antithèse nous séduit. Et aussi cette pénombre, cette solitude, cet abandon, ce vague évanouissement d’une grande âme dans les ténèbres, quel effet de mystère ! quelle poésie de « clair-obscur ! » Tout cela prête à rêver ; et on ne s’en est pas fait faute, non plus que des tirades prévues sur l’injustice et l’ineptie du