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conscientes d’elles-mêmes. Il est hors de doute que les propagandes rivales ont fait passer, en quelques mois d’intervalle, des villages de l’exarchisme au patriarchisme, de l’hellénisme au roumanisme et réciproquement. Il est certain, d’autre part, que chaque nationalité, — mais surtout la bulgare, — dispose d’une élite passionnément dévouée, capable de dévouement et d’héroïsme pour la cause qu’elle a embrassée, et dont le nationalisme, de bon aloi mérite d’être respecté. Mais si le pays avait été aussi complètement bulgare que les Bulgares l’ont cru, la révolution tentée en 1903 aurait pu y réussir dans les mêmes conditions qu’elle a réussi, en 1885, à Philippopoli. Le fait qu’elle a échoué et que les bandes ne sont pas parvenues à déterminer un soulèvement général, montre que la masse reste indécise. Il n’est pas téméraire d’affirmer qu’elle serait avec celui qui lui apporterait la délivrance : elle est macédonienne.

La volonté d’émancipation qui existe chez les chrétiens de Macédoine est un des rares faits qu’il ne soit guère possible de contester : encore faut-il bien voir, — et c’est ce que l’on ne dit pas assez, — qu’il s’agit plus encore d’une émancipation sociale que d’une libération politique ou religieuse. Plus que le fonctionnaire ou que le soldat turc, ce qui, pour le paysan bulgare, symbolise l’oppression ottomane, c’est la présence et les exactions des beys ; plus que comme souverain ou comme musulman, le Turc est haï comme propriétaire et seigneur, ou plutôt, de même qu’aux temps féodaux, c’est la confusion de la propriété et de la souveraineté qui rend odieux le régime qui pèse sur la Macédoine. Une grande partie des meilleures terres appartiennent, depuis la conquête, à des beys musulmans et sont cultivées, à part de fruits, par des tenanciers bulgares ; mais le propriétaire du tchiflik est presque toujours, grâce à la connivence de l’administration turque, fermier adjudicataire de la dîme des récoltes au profit de l’Etat. Il tient ainsi le malheureux tchifligar à sa merci ; il l’accule à s’endetter pour l’obliger à rester sur sa terre ; il le transforme en un serf de la glèbe taillable et corvéable à merci. Dès que le paysan a une dette, il est perdu, car le taux de l’intérêt est couramment de 20 pour 100 et atteint jusqu’à 40 ; des caisses agricoles ont bien été instituées, mais seuls les beys ou quelques chrétiens aisés peuvent en profiter. La récolte mûre, le paysan ne peut pas l’engranger avant que le propriétaire soit venu prélever sa part et celle de l’Etat.