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tous ces avantages pour un humble travail manuel, dans la gêne de son pauvre logis : et à coup sûr, s’il y a souvent eu de pénibles dissonances entre ses intentions et ses actes, entre ses paroles et sa manière de vivre, il est ici en parfaite harmonie avec lui-même. Ce grand passionné dont « la plume brûlait le papier, » selon le mot de Voltaire à qui personne ne fit jamais le même compliment, a fini par élever jusqu’à lui la pauvre femme qu’il avait associée à sa destinée, et qui, lui disparu, retombera à son véritable niveau : comme ces artistes qui plaquent sur une matière vulgaire des dessins d’or ou d’argent, il orne au jour le jour de la splendeur de ses rêves cette affection qui paraît médiocre à tous les yeux, mais qui fut belle dans son cœur, du moins à ce moment. Tant d’amis l’ont trahi, que, sa funeste manie aidant, il se méfie de ceux qui l’approchent, de ceux qu’il connaît. Pourtant, cette méfiance n’altère point sa bienveillance, laisse intact en lui cet infini besoin de tendresse et de bonté dont il a fait sa plus belle vertu. Si pauvre qu’il soit, il aide les plus pauvres. Il videra sa chétive bourse pour offrir des « oublies » à de petites promeneuses, en recommandant « à l’oublieur d’user de son adresse ordinaire… en faisant tomber autant de bons lots qu’il pourroit, » — car il a toujours le goût romanesque d’arranger le hasard, — pendant que Thérèse insinue gentiment « à celles qui avoient de bons lots d’en faire part à leurs camarades[1]. » Il compose de jolie musique sur les vers de Deleyre ou de Mme de Corancez, sans les trouver détestables, tant l’indulgence habite en lui. Il donne l’hospitalité à un ménage d’hirondelles, en se gênant pour les accueillir. Jamais il ne dit de mal de qui que ce soit : « Souvent en me parlant de personnes, rapporte Corancez, il lui arrivoit de les classer dans le nombre de ses ennemis ;… mais dans ce cas-là même, jamais, du moins devant moi, il ne s’est permis de s’expliquer sur leur compte, soit en leur imputant des faits particuliers, soit en se permettant, à leur égard, des qualifications injurieuses[2]. » Le travail le distrait, la bonté l’ennoblit, les accès de la funeste manie semblent même s’espacer davantage. Rousseau ne cherche plus à défendre sa réputation : il s’est élevé au-dessus de tous les bruits que font les hommes. Un grand apaisement s’est fait dans son âme si longtemps agitée. Il n’entend pas gronder au

  1. IXe Promenade.
  2. Loc. cit., 27-28.