Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 39.djvu/158

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chargée de ce soin) ; que, ces archives étant bien tenues, La Roche, l’homme de confiance que la maréchale de Luxembourg, en 1761, chargea d’y faire des recherches à la prière de Rousseau, n’aurait pas manqué de retrouver au moins le premier enfant, — puisqu’un chiffre de reconnaissance avait été attaché à ses langes, puisque Rousseau en avait le double, et puisqu’on était fort soigneux des moindres marques qui pouvaient aider un jour à identifier les petits abandonnés ; que, d’autre part, les cinq enfans sont nés dans un délai bien court ; que la fécondité de Thérèse cessa brusquement, dès qu’elle se trouva à l’Ermitage, sous les yeux sagaces de Mme d’Épinay ; que Grimm et Diderot avaient de fréquens colloques avec la mère Levasseur, et lui faisaient une pension de trois cents livres sans qu’on ait jamais su pourquoi ; — et que tout cela est bien singulier.

Que tout cela soit singulier, je le veux bien : encore qu’on ait vu quelquefois cinq enfans naître dans le délai de six ou sept ans, que la fécondité d’une femme puisse aussi bien s’arrêter après ses cinquièmes couches qu’après les premières ou les dixièmes, et que ce soit à l’année 1756 que Rousseau mentionne les inquiétans conciliabules de sa pseudo-belle-mère avec ses faux amis, tandis que le premier enfant naquit, d’après les Confessions, dans l’hiver de 1746-47[1]. Mais quand on a reconnu ces singularités, aucun fait précis, rien, absolument rien ne permet d’en tirer une conséquence quelconque, sinon celle-ci, qu’il y a dans le monde beaucoup de choses que nous ne comprenons pas. Cependant Mme Macdonald s’enfonce hardiment dans le grand trou noir ouvert derrière ces « évidences, » et suppose que Thérèse n’a jamais été enceinte, mais que, sur les conseils de sa mère et d’accord avec Grimm, elle simula cinq fois la grossesse et l’abandon, afin de maintenir plus sûrement Jean-Jacques dans leur dépendance !

Il m’en coûte un peu de contrister un critique qui a apporté tant d’élémens nouveaux et précieux à l’étude de Rousseau ; mais je suis obligé de dire que cette hypothèse, qui ne repose que sur des données négatives, ne supporte pas un instant l’examen. Il suffit de la placer sous la lumière du simple bon sens pour la voir chanceler. Pendant la période où naquirent les enfans, Thérèse et Jean-Jacques, il est vrai, n’habitaient

  1. Sur la date de cette naissance, voyez E. Ritter, dans la Revue d’histoire littéraire de la France, 1900, p. 314.