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III

On comprend que Mme Macdonald, dans la joie de sa découverte, ait été tentée de l’amplifier et d’en tirer des conclusions extrêmes ; d’autant plus qu’elle n’est point impartiale, comme elle l’a reconnu, comme on le voit bien, comme il faut le rappeler. Cela n’a pas manqué d’arriver. Ayant prouvé que Rousseau eut le beau rôle dans ses relations avec Diderot, Grimm et Mme d’Epinay, elle a voulu pousser son avantage et montrer qu’à l’encontre de l’opinion presque universelle, il était demeuré sain d’esprit à travers toutes ses souffrances. Son raisonnement est une façon de syllogisme, simple et spécieux[1]. Les partisans de la folie s’appuient sur le fait que Rousseau, à la suite de ses différends avec ses amis, de la condamnation de ses ouvrages et de son séjour en Angleterre, s’imagina constamment qu’il était victime d’un complot, dont Grimm et Diderot étaient les artisans ; or il est établi que ce complot a existé ; donc, Rousseau ne se figurait rien qui ne fût conforme à la réalité, et, par conséquent, n’était pas atteint de la manie des persécutions.

Cela serait très juste si la question pouvait se ramener à des élémens aussi rudimentaires ou simplifiés. Mais ce n’est pas le cas. Rousseau fut calomnié méthodiquement par Grimm et Diderot, c’est entendu ; après ses lectures des Confessions, ces calomnies systématiques furent reprises et coordonnées de telle sorte par ses deux ennemis, avec le concours de Mme d’Epinay, qu’on peut admettre, — tres faciunt collegium, — que les calomniateurs deviennent des conspirateurs, nous l’avons reconnu. Mais, ces deux points admis, il y a tout le reste. Et c’est précisément le reste qui peut fixer notre conviction.

L’état mental de Rousseau a été abondamment étudié par des spécialistes. Plusieurs ont proclamé l’admiration qu’ils gardaient pour ce « sujet » de choix, tout en observant dans ses actes et dans ses écrits la marche de la terrible maladie. C’est le cas d’un des plus éminens d’entre eux, dont le témoignage nous suffira, le docteur Möbius[2]. Sans rien connaître encore des

  1. II, p. 238.
  2. J.-J. Rousseau, t. II, des Ausgewühlte Werke, 8°, Leipzig, 1903. La première édition est de 1889. Cf. l’article de Brunetière, dans la 4e série des Études critiques sur l’Histoire de la littérature française, p. 325-55 ; puis, entre autres, la Folie de J.-J. Rousseau, par le Dr Châtelain, in-18, Neuchâtel, 1890 ; et l’Histoire médicale de J.-J. Rousseau, par Sibiril, Bordeaux 1900.