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eux-mêmes à leurs demi-mensonges et à leurs broderies. La vérité ne se déforme-t-elle pas en quelque sorte d’elle-même dans les relations compliquées entre plusieurs personnes, par les rapports par à peu près de propos tenus sans témoins, ou devant des témoins qui les comprennent avec des nuances différentes, ou par des interprétations trop libres de paroles authentiques ? C’est vraiment une triste histoire, et l’on s’afflige un peu de la voir entrer dans l’histoire. Il s’en produit souvent de pareilles, à tous les degrés de l’échelle sociale : dans la vie ignorée des hommes qui passent sans laisser de traces, que d’amitiés se rompent de cette pénible manière ! Ceux que nous avons sous les yeux, peut-être, agissaient sous la pression des circonstances qu’ils ménageaient en les subissant, même, si l’on veut, en s’excitant et s’aidant l’un l’autre, sans que le terme de « complot » pût encore convenir à leurs menées.

Mais il faut le reconnaître, ce terme s’applique sans exagération au « tripatouillage » des Mémoires. Jusqu’alors, Grimm, Diderot, Mme d’Epinay, je le répète, avaient agi chacun pour son compte, ou à peu près ; et même, il y avait eu dans leur sévérité pour l’ancien ami une part de bonne foi. On peut admettre qu’ils le croyaient avec sincérité coupable envers eux et envers les hommes. Maintenant, la bonne foi disparaît des conseils où ils se concertent. C’est en commun qu’ils préparent l’encre dont ils vont noircir le malheureux « René, » qu’ils arrangent les faits au mieux de leur cause en consultant leurs anciens papiers, qu’ils s’efforcent d’être habiles, de mettre de leur côté toutes les vraisemblances. Mme Macdonald a eu la patience de reconstruire leur travail, à travers les cahiers des Archives, de la Bibliothèque de l’Arsenal et de celle de la rue de Sévigné ; les exemples qu’elle a recueillis ne laissent place à aucun doute. En voici quelques-uns[1] :

Au bas d’une des pages éparses du manuscrit de l’Arsenal, on lit :


Reprendre René dès le commencement. Il faut me le mettre dans leurs promenades ou conversations de défendre quelques thèses bizarres. Il faut qu’on s’aperçoive qu’il a de la délicatesse, beaucoup de goût pour les femmes… galamment brusque certain temps sans le voir. Mme de Montbrillant demande raison, — il répond en faisant le portrait de tous… beaucoup

  1. T. I, p. 84-140 ; appendices, note DD ; — avec fac-similés.