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trouvez-vous dans la Nouvelle Héloïse l’amour du paradoxe avec le fiel et le chagrin dont son auteur est obsédé… Aucun des personnages de ce roman n’a de l’observation. Ils ont tous ce ton de chagrin et de dénigrement que la misanthropie a rendu habituel à M. Rousseau[1]. » C’est seulement après l’Emile que les lettres de Grimm deviennent franchement calomnieuses. On dirait qu’il s’inquiète de voir grandir la célébrité de Jean-Jacques et veut mettre en garde ses illustres abonnés, qui pourraient le prendre en faveur. Le 15 juin 1762[2], il esquisse de l’auteur à la mode une biographie sommaire, toute pleine de petites inexactitudes et d’insinuations qui tendent à le rendre odieux ou ridicule :


Il avait quitté tous ses anciens amis, entre lesquels je partageais son intimité avec le philosophe Diderot ; et il nous avait remplacés par des gens de premier rang… J.-J. Rousseau a passé sa vie à décrier les grands ; ensuite il a dit qu’il n’avait trouvé de vertus et d’amitiés que parmi eux… M. Rousseau revint à Paris [après Venise], indigent, inconnu, ignorant ses talens et ses ressources, cherchant, dans un délaissement effrayant, de quoi ne pas mourir de faim… Sa vie privée et domestique ne serait pas moins curieuse ; mais elle est écrite dans la mémoire de deux ou trois amis, lesquels se sont respectés en ne l’écrivant nulle part.


Dès lors, la campagne se poursuit avec une violence froide et calculée, qu’aucun malheur ne désarme. Je ne crois pas que personne, avant Mme Macdonald[3], ait eu l’idée d’extraire, de la Correspondance littéraire, les fragmens qui se rapportent à Jean-Jacques et de les rapprocher des événemens douloureux qui, de 1762 à 1767, remplirent cette pauvre existence ballottée et poursuivie : ils montrent avec une terrible évidence quelle haine savante traquait le proscrit. Rousseau, chassé d’Yverdon par le gouvernement bernois, se réfugie à Motiers, dans les États de Frédéric II. Aussitôt la Correspondance écrit : « Le voilà donc sous la protection d’un prince qu’il faisait profession de haïr parce qu’il le voyait l’objet de l’admiration publique[4]. » On apprend qu’il s’est rapproché de la foi de son enfance : la Correspondance insinue à l’instant que, par conséquences des « sophismes » soutenus par lui dans la Lettre à l’archevêque, il « dit

  1. 3 fév. 1761, IV, p. 342-46.
  2. V, p. 92-106.
  3. II, 95-182, et Index.
  4. 1er août 1762, V, p. 139.