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problème d’histoire et de psychologie relevant du passé : obstinément actuel, il touche à la politique par toutes sortes de ramifications, et demeure au centre même de nos querelles les plus aiguës. On ne sépare pas l’énigme de son âme du mystère de son influence. On se refuse à croire que, si sa pensée a été bienfaisante, son indignité personnelle, fût-elle dix fois prouvée, n’en réduirait pas plus la valeur qu’elle n’en arrêterait les effets ; ou qu’au contraire, si sa pensée est nuisible, toutes ses vertus privées n’en neutraliseraient pas le venin, puisque, à tort ou à raison, pour notre bien ou pour notre mal, cette pensée est devenue un des élémens constitutifs de notre vie politique, morale, sentimentale, peut-être même religieuse, et puisqu’il n’y a peut-être pas, dans toute l’histoire littéraire, un seul exemple d’une influence aussi formidable et universelle.

C’est cependant à ce point de vue désintéressé que nous voudrions essayer de nous élever, pour examiner, sans entrer dans la discussion des idées de Jean-Jacques, l’important ouvrage que Mme Macdonald a publié il y a quelques mois, et les belles conférences que M. Jules Lemaître vient de recueillir en volume. Ces deux livres, rapprochés par le hasard de l’actualité, diffèrent d’abord par les idées générales, ou si l’on veut par les opinions ou les convictions qui en font l’armature : l’auteur du premier croyant avec ferveur que, depuis la Révolution française, le monde est entré dans une ère nouvelle de bonheur et de justice, celui du second le voyant au contraire tituber dans la fièvre et dans la folie. Ils diffèrent aussi par la méthode : M. Lemaître s’est borné à relire l’œuvre complète de Rousseau en s’entourant des renseignemens indispensables, et à coup sûr, une telle préparation suffisait, puisqu’il n’avait d’autre dessein que d’appliquer sa lumineuse intelligence à ce vaste sujet, afin d’en donner son interprétation personnelle ; Mme Macdonald, au contraire, qui se proposait de réviser la biographie de Rousseau, est remontée à certaines sources jusqu’à elle insuffisamment explorées, les a soumises à une critique ingénieuse, a rapporté de son travail des conclusions précises, dont il faudra désormais tenir compte. Cependant, ces deux livres si différens se ressemblent par ce trait négatif, qu’ils ne sont impartiaux ni l’un ni l’autre. Que leurs lecteurs en soient avertis : Mme Macdonald est rousseauiste jusqu’à la moelle, de toute son âme, comme durent l’être les premières lectrices de l’Émile, jusqu’à prendre