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et certaines « individualités » prennent une importance disproportionnée. M. Lasserre en donne deux exemples : l’un, c’est la place attribuée par la littérature romantique au littérateur lui-même et l’autre c’est le rôle donné à la femme. Le XVIIIe siècle avait inauguré la royauté de l’homme de lettres. Et désormais la personnalité de l’écrivain ne cessera d’aller s’enflant et se grossissant à plaisir. Il lui semblera que pour avoir choisi, entre diverses manières qu’il avait d’occuper son activité, celle qui consiste à aligner des phrases et peut-être à faire rimer des lignes, il a conquis une éminente dignité. Désormais il a le droit de mépriser le reste des hommes et de le prendre avec eux de haut. Ce privilège ne va pas sans souffrance ; ce condamné du génie vivra hautain et solitaire comme Moïse, ou mourra, comme Chatterton, victime de l’indifférence sinon de l’hostilité. Mais il ne manquera pas à sa destinée ; il sera le prophète, comme Olympio, et fera sur les chemins de l’humanité son métier de flambeau ; il sera le pasteur des peuples, et se guindera en homme d’État, comme Chateaubriand et comme presque tous les autres, sans en excepter Alexandre Dumas père !

Comme il a inventé un type de surhomme, qui est l’homme de lettres, le romantisme a créé le type de la « femme supérieure. » Le XVIIe siècle n’avait pas manqué de femmes remarquables par l’esprit ou par le cœur, mais ni une Sévigné, ni une La Fayette n’avaient éprouvé le besoin de régenter leur époque. La première ne prétendait qu’à être l’écho d’un entourage choisi, et la seconde se cachait d’être l’un des meilleurs écrivains de son temps. Elles se méfiaient d’elles-mêmes et de leur jugement. C’est une prudence que n’auront ni Julie, ni Delphine, ni Lélia, ni Mme Roland, ni Mme de Staël, ni George Sand. Elles formuleront ce qu’on a appelé depuis les « revendications féministes, » c’est-à-dire qu’avec elles la femme commence à faire sa Révolution. Elle ne veut plus rester au rang que les mœurs, les traditions, la loi et l’expérience lui assignent. Et pourquoi s’y astreindrait-elle, puisque désormais toute hiérarchie est brisée ? Aussi bien, ce qui encourage la femme à ne plus se contenter du second rang, c’est qu’elle a, en effet, déjà réussi à imposer sa supériorité à l’homme. Devant la débilité d’un Saint-Preux, d’un Obermann, d’un René, d’un Adolphe, elle prend en pitié son maître de la veille. Elle reconnaît dans ces organisations nerveuses et fébriles les élémens qui jusqu’alors passaient pour être féminins : la prédominance de la sensibilité, le goût des émotions, la manie des passions, l’aspiration au bonheur. L’homme a laissé envahir son âme tout entière par la vie sensitive et