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précurseur, il est le romantisme intégral. Pas une théorie, pas un système, pas une forme de sensibilité ne revendiqueront par la suite la qualité de romantique ou ne la recevront, qui ne se trouvent recommandées par son œuvre. » Cela est en partie exact. Il n’y a pourtant pas lieu de modifier la division jusqu’ici adoptée. On continuera de réserver l’appellation de romantique à la période de notre littérature où l’idéal nouveau triomphe décidément de l’ancien, et, non content de modifier tous les genres, crée encore des formes inédites ; il suffit de constater que le mouvement romantique était commencé dans les âmes bien avant l’avènement du romantisme en littérature et en art. Ce mouvement date de Rousseau ; il a été déterminé complètement par lui ; si d’ailleurs Rousseau avait paru dans une époque moins préparée à l’entendre, il eût été tenu pour un fou, et sa prédication n’eût éveillé pour tout écho que le mépris ; mais il est venu au moment où se faisait dans les esprits un grand changement dont il a été le héraut. Ce que M. Lasserre étudie sous le nom de romantisme, c’est ainsi la « révolution générale de l’âme humaine » qui date du milieu du XVIIIe siècle et s’opère grâce à l’œuvre de Rousseau.

Voici, d’après lui-même, en quoi consiste cette révolution. Il y a au fond de nous-mêmes un peuple tumultueux d’instincts, de désirs, de fantaisies, de frénésies. Pour les apaiser ou pour les contenir, ce n’est pas trop de toutes les barrières que l’homme a pu inventer, et de toutes les disciplines, religieuse, morale, sociale, esthétique. Le XVIIe siècle s’était appliqué à fortifier toutes ces puissances ordonnatrices. Le XVIIIe au contraire, dans sa première partie, mettra son ardeur et son application à les détruire. Il déclare la guerre à la religion et se sert contre elle des armes qu’il emprunte à la science. Il attaque la tradition, au nom de l’idée de progrès. Il renonce à prendre dans l’observation psychologique un solide point d’appui. Il s’abandonne étourdiment à tout ce dont on s’était méfié jusque-là. Il ruine toutes les formes de l’autorité, il fait brèche à toutes les barrières. C’est par cette brèche ouverte que vont se précipiter les forces instinctives, les énergies inférieures, jusque-là refoulées. Leur ensemble constitue cet « état de nature » dont on va commencer à parler, notion vague, confuse, et qui par elle-même pourrait parfaitement ne rien signifier, mais qui prend tout de suite un sens si on l’oppose à l’état de civilisation. Cet état de nature, on le concevra comme souverainement bon et parfaitement heureux, parce que n’ayant jamais trouvé dans la réalité le bonheur parfait ni la bonté sans mélange, on les situe dans une région chimérique ; c’est aussi que