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douze heures où Milady parlait presque tout le temps, ne s’interrompant guère que pour demander une nouvelle pipe tous les quarts d’heure. On pourrait avec ses mots, ses pensées, composer une Stanhopeana qui ne déparerait nullement la collection des ana.

Le prince Puckler-Muskau eut même la bonne fortune de passer huit jours à Djoun, ce qui ne l’empêcha pas d’être à certain moment gratifié de l’épithète de coquin.

« L’aristocratie, dit-elle à Marcellus, bientôt effacée du monde, abandonne sa place à une bourgeoisie mesquine et éphémère, sans génie ni vigueur. Le peuple seul, mais le peuple qui laboure, garde encore un caractère et quelque vertu. Tremblez s’il a jamais conscience de sa force ! » Milady connaissait-elle aussi bien le peuple anglais que l’aristocratie et la bourgeoisie ? Avait-elle médité la réponse d’Alfieri au reproche d’avoir renié ses principes libéraux après 89 : « Je connaissais les grands ; je ne connaissais pas les petits. » On ne s’aperçoit pas jusqu’ici que l’aristocratie anglaise ait abdiqué comme classe dirigeante, ni qu’elle ait cessé d’exercer sa fonction de gouvernement et d’éducation, si magnifiquement remplie depuis plus de six cents ans.

D’ailleurs les portraits de Milady sont souvent vrais ; mais si la vérité de la satire n’y manque pas, la vérité de la bienveillance fait le plus souvent défaut. Voici la triste princesse Caroline, cette Allemande « grossière, vulgaire, impudente, indigne même que l’on commît un mensonge pour son salut. » « Quelle créature était cette princesse de Galles ! Dans les bals, elle s’exposait comme une fille d’opéra, au point de faire rougir des officiers de marine. » Quant à Wellington, il ressemblait à cent autres habitans d’une ville de province quelconque. « Il dansait et buvait sec. Ce n’est pas un grand général cependant : il doit tout à son étoile. Ce n’est pas davantage un tacticien ; il n’a aucune des grandes qualités qui firent César, Pompée et même Bonaparte. » Eh quoi ! Milady s’insurge contre l’opinion de William Pitt qui portait aux nues Wellington ! Milady avait peut-être oublié le jugement de son oncle ; et d’ailleurs elle ne se considérait nullement comme inféodée aux pensées d’un être quelconque ; elle aurait bataillé avec le diable et Dieu lui-même. Il est vrai que les Pitt lui semblaient au moins aussi infaillibles que ces deux personnages. Ne signalait-elle pas cette différence entre elle et son oncle ? Il aurait attendu qu’un homme eût tourné le dos pour