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plaine verdoyante ; les ruisseaux s’élançaient des rochers comme au temps de Moïse ; là où elle avait dormi, on voyait sortir de terre un gazon doux comme les étoffes de l’Inde ; le sucre devenait aussi commun que le sable ; en arrivant au Temple du Soleil de Tadmor, Milady se parait de bijoux merveilleux ; grâce à elle, cette ville était plus riche que Damas, plus peuplée que Stamboul, et, si elle y était restée, Tadmor serait devenue la reine des cités. Ainsi se transformaient les ruines du Temple du Soleil, quelques chaumières, leurs misérables habitans. Voilà de quelle manière on raconte souvent l’histoire en Orient... et ailleurs qu’en Orient.

Insensiblement, le charme de ces pays où l’histoire fut si grande, charme joint à l’ascendant conquis et à l’espoir de l’accroître, de l’exercer noblement, avait agi sur lady Stanhope. Partie pour quelques années seulement, elle demeurait en Orient. Son ami l’émir Béchir ayant mis à sa disposition Daïr-Mar-Elias, ancien monastère tout proche de Sidon, elle résolut, après le voyage à Baalbeck, de s’y installer pour quelque temps. La pendaison de la crémaillère y fut marquée par des danses et la comédie de société, celle-ci appropriée au caractère des invités de Milady : de rusés compères vantant à un jeune homme la beauté nonpareille d’une fille de leur tribu, et, grâce à l’appât, le dépouillant insensiblement de son chameau, de son cheval, de sa tente, de ses vêtemens même.

L’expédition de Baalbeck avait aussi coûté fort cher. Milady dut emprunter une assez forte somme afin d’y faire face, et elle comptait que le gouvernement anglais la rembourserait : celui-ci refusa, et cette déception ne contribua pas médiocrement à effacer en elle l’idée du retour dans son pays. Le 22 avril 1816, elle avait écrit à son cousin Buckingham une lettre où il lut des lignes comme celles-ci : « Vous ne pouvez douter qu’une femme de mon caractère, — j’ose dire de mon intelligence, — doive mépriser et haïr tous nos hommes d’Etat d’aujourd’hui ; leur ignorance, leur duplicité, ont ruiné la France, associé l’Europe entière à leur propre honte, exposé leur nom, non seulement au ridicule, mais à la malédiction des générations présentes et à venir. En écrivant ceci, la petite-fille de lord Chatham, la nièce de l’illustre Pitt, sent le rouge lui monter au front d’être née en Angleterre, — cette Angleterre qui, de son or maudit, a fait le contrepoids de la justice, par qui l’humanité éplorée vient d’être mise dans les