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une fois éveillée, il l’interroge : « Eh ! petite, que faisiez-vous donc dehors tout à l’heure ? — Oh ! papa, j’ai pensé, puisque vous avez vendu vos chevaux, qu’il me faudrait prendre des échasses pour aller dans la boue ; car, vous savez, papa, ni la boue ni autre chose ne m’effraie ; mais c’est à cette pauvre lady Stanhope (la comtesse) que cela semblera pénible ; songez qu’elle a toujours été accoutumée à sa voiture, et que sa santé n’est pas très bonne. — Que dites-vous là ? » s’écrie Stanhope. Puis, après une pause : « Eh bien, petite, que diriez-vous si je rachetais une voiture pour lady Stanhope ? — Oh ! je dirais que vous êtes très bon. — Bien, bien, nous verrons ; mais par tous les diables, pas d’armoiries ! » Le trait valait la peine d’être signalé, car Hester brilla plutôt par son courage, son « ne douter de rien, » que par le sens diplomatique.

Aussi bien, ni ses qualités ni ses défauts ne furent sérieusement émondés. Née en 1776, ayant perdu sa mère en 1780, non moins négligée par son père que par une belle-mère mondaine et frivole dont elle disait ironiquement que, si elle venait à la rencontrer dans la rue, elle ne la reconnaîtrait pas, abandonnée comme ses sœurs à des gouvernantes suisses et françaises, ou confiée à la tutelle fort douce de sa grand’mère Stanhope, Hester s’éleva en libre grâce, toute seule ou peu s’en faut, — et il n’y parut que trop, car elle se montrait dès lors impérieuse, prompte à la colère, impatiente des conseils et des semonces, aimant à apprendre le pourquoi du pourquoi, et, comme cette plaisante duchesse de Chaulnes, voulant savoir « qui l’a couvée, qui l’a pondue. » A l’âge de huit ans, ayant aperçu au château de Chevening l’ambassadeur de Louis XVI, le comte d’Adhémar, un familier du salon de la duchesse de Polignac, elle trouve ce Français et les seigneurs de son escorte, ses laquais eux-mêmes de si bonne et gracieuse mine, qu’un désir irrésistible la saisit de voir le pays d’où viennent de tels hommes : et, pendant un séjour à Hastings, trompant la surveillance de ses gouvernantes, elle court au rivage, saute dans une barque, détache l’amarre, essaie de ramer vers le royaume d’élégance et de gentillesse. Peut-être avait-elle lu Robinson Crusoé et les Voyages de Gulliver. Mais il n’en était pas besoin : la plupart d’entre nous n’ont-ils pas un pays de rêve et d’idéal, pour lequel ils ont parfois même tenté de s’embarquer ? Beaucoup n’ont-ils pas gardé le souvenir nostalgique de cette patrie entrevue dans l’âge où la poésie et