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d’exprimer son Credo, il répondrait sans doute qu’il ne croit qu’à la fatalité de l’amour, et qu’il a donné la formule de cette foi dans la Ville morte. Or cet amour est « un poison qu’on porte dans ses veines, dont on est atteint dans ses moelles, qui brûle les yeux, » c’est « une splendeur qui tue[1].-»

L’amour qui naît dans le tremblement des âmes, dans les in certitudes, dans la joie et les remords, l’amour qui se développe dans la fougue des croissances subites, qui est arrêté dans son développement par les obstacles que la souffrance des autres, les nécessités de la vie sociale, le consentement des hommes à certaines lois fondamentales opposent à l’égoïsme, — cet amour-là, M. d’Annunzio l’ignore. Il ne parle que d’une « émanation pernicieuse, plus forte que tout, » qui peut sortir de la mer, ou de la terre chauffées, du mouvement des ligues vivantes aussi bien que du tombeau ouvert des Atrides. Il accorde, à cette puissance créatrice de vie, tous les droits, y compris celui de la destruction.

C’est, en effet, une chose curieuse de voir de quelle façon le romancier italien a résolu cette question du « pardon, » qui a préoccupé tous les psychologues de l’amour. En tuant la femme, les moralistes d’il y a vingt-cinq ans indiquaient, à défaut de mesure et de pitié, qu’ils enfermaient dans l’amour un très haut idéal de vérité, de justice. Plus tard, M. Alphonse Daudet, dans la Petite Paroisse, M. Jules Lemaître, dans le Pardon, avaient montré plus de modestie ; ils donnaient pour base à un effort de l’âme qui devait être le plus élevé de tous, ce sentiment que les fautes d’autrui « demain seront peut-être les nôtres. »

M. d’Annunzio n’est ni un juge ni un altruiste. Dans l’amour comme ailleurs, il demeure uniquement personnel. Tullio Hermil[2] a négligé sa femme ? Elle se console avec un autre ? La chose n’a pas d’importance tant que Hermil, occupé ailleurs, vit détaché de Giulia ; mais le jour où les plus basses raisons réveillent sa jalousie, Hermil n’hésitera pas longtemps à faire disparaître, comme une pierre de son chemin, l’enfant né de l’adultère. Il matérialisait une infidélité dont les conséquences morales s’évanouiront, aux yeux de l’intéressé, à la mort de l’innocent, qui en était le vivant témoignage. D’autre part, l’œuvre de vie n’a pas plus de valeur que le reste pour l’« animateur, » l’enfant ne lui est pas plus sacré que la femme. Le jour où

  1. Voyez la Ville morte.
  2. Voyez l’Intrus.