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vivement pénétré que les larmes estoient touttes prestes à couler[1]. »

Nous trouvons l’expression de ces mêmes nobles sentimens dans ce fragment sur les devoirs des rois qui a été retrouvé dans la cassette du Duc de Bourgogne et publié par Proyart : « De tous les hommes qui composent une nation, le plus à plaindre, et celui qu’on plaint le moins, c’est le souverain. Il a toutes les incommodités de la grandeur, sans pouvoir presque en goûter aucun des agrémens. Toute sa vie se passe dans un tourbillon d’affaires : elle n’est qu’un cercle de représentations gênantes, de soins inquiétans, de travaux pénibles, de sollicitudes accablantes... Le Souverain a des palais et des richesses, mais des palais qu’il ne connoît pas, et des richesses dont il ne jouit pas. Il est, par la nécessité de sa condition, ce que saint Paul veut que le chrétien soit par vertu ; il a tout et ne possède rien. Il est, à proprement parler, moins riche que le moindre de ses sujets, parce que tous les besoins de l’Etat sont ses besoins et qu’ils surpassent toujours sa fortune. Un père de famille n’est jamais riche quand ses revenus ne suffisent point pour la subsistance de ses enfans. Un Roi père est vraiment indigent de toute l’indigence de ses sujets[2]. »

Ce n’était pas seulement au point de vue de sa quiétude personnelle et du lourd fardeau des occupations dont le poids tomberait sur lui, que le Duc de Bourgogne semblait appréhender bien plutôt que désirer le pouvoir. C’était surtout au point de vue de sa responsabilité morale et du compte qu’il serait un jour appelé à rendre à Dieu de l’exercice qu’il aurait fait de ce pouvoir : « Celui, dit-il dans un de ses écrits, qui est venu dans la bassesse de la nature humaine pour mon salut, viendra dans l’éclat de la majesté divine pour me juger. Comme sauveur, il veut maintenant me procurer une éternité de bonheur, mais comme juge, ne me condamnera-t-il pas un jour à un malheur éternel ? La qualité de prince, sans celle d’homme de bien, ne serviroit qu’à me rendre plus condamnable à son tribunal, car plus on a reçu de faveurs de sa main, plus le compte qu’il en demandera sera grand. Je dois donc beaucoup plus travailler à vivre en chrétien qu’en prince. Je ne dois me servir de la grandeur attachée à mon rang que pour m’élever à une plus sublime vertu en m’humiliant sous la main toute-puissante de

  1. Écrits inédits de Saint-Simon, t. II. Mélanges, t. I, p. 420.
  2. Proyart, t. II, p. 48.