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ses anxiétés et qu’elle éclatait au dehors. Saint-Simon raconte à ce propos une scène curieuse.

C’était, par un mélancolique hasard, quinze jours avant la mort du jeune prince ; un certain nombre de seigneurs et de dames de la Cour étaient rassemblés dans un des salons de Marly. La conversation était fort gaie. On y faisait des contes sur ces galopins de cuisine qui, par la belle saison « passoient leurs nuits sur les degrés du palais de Versailles, souvent à découvert et ne s’en portaient pas plus mal. On rioit de leurs aventures, et le Duc de Bourgogne rioit comme les autres, lorsque peu à peu, élevant le sujet, il dit que ces petits garçons étoient heureux en ceci qu’ils n’avoient point de soins ni comptes à rendre, qu’encore qu’il y eût assurément des gens plus heureux les uns que les autres, cependant il sembloit que Dieu dispensât les peines et les satisfactions, de façon à se balancer partout ; puis, s’animant peu à peu : « Par exemple, reprit-il avec plus de voix et de feu, un Roy, avec tout son éclat extérieur, n’a-t-il pas ses peines ? Il est le plus à plaindre de ses sujets, s’il fait ou s’il ne fait pas son devoir. Croit-il que tout ce faste, cette autorité, cette grandeur soit faitte pour luy ? C’est l’homme de l’Estat, le serviteur de ses peuples, celui qui n’est préposé que pour les gouverner et les rendre heureux. Ce n’est que pour cette fin et pour y administrer justement tout, sans retour pour soy, que cette autorité et cet éclat extérieur luy est donné, et le plaisir attaché à son estat n’est qu’en dédommagement de son travail, de son application, de ses veilles, car il doit tout son temps et tout son repos. Il n’est fait que pour cela et en rendra compte ; c’est son travail, comme à ces galopins de coucher sur la dure et à découvert, ce qui n’est pas si pénible à eux qui y sont nés et nourris et ne connoissent autre chose, qu’à un Roy, qui couche à son aise, les fatigues du corps et d’esprit auxquelles il se doit livrer sans cesse et sans relâche. » « Je ferois tort, continue Saint-Simon, aux sentimens et à l’éloquence naturelle de ce Prince, si j’entreprenois de la rendre en cette occasion ; mais chacun se regardoit avec stupeur et délectation de ce qu’il osoit en tant dire et qu’il en sçavoit tant sentir. On y estoit pénétré d’un air de vérité, et, pour la dire entière, il s’engoua, si j’ose ainsy parler, s’anima ; ses yeux, plus perçans que de coutume, décochoient ses sentimens qu’il exprimoit avec une énergie flamboyante ; en un mot, la surprise d’en tant entendre en public fut extrême, mais chacun en fut si