Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 38.djvu/779

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


À Monsieur Ernest Havet[1].
Paris, 24 mars 1878.
Cher maître,

En vous envoyant ce livre[2], je savais bien qu’il vous choquerait ; et, si bienveillante, — trop bienveillante, — que soit votre lettre, je vois que vous avez fait un effort pour ne pas me montrer votre blessure. Pardonnez-moi mes duretés ; vous savez que j’ai écrit en conscience, après l’enquête la plus étendue et la plus minutieuse dont j’aie été capable. Avant d’écrire, j’inclinais à penser comme la majorité des Français ; seulement, mon opinion était une impression plus ou moins vague et non une foi. C’est l’étude des documens qui m’a fait iconoclaste. Le point essentiel de notre différend, ce sont les idées très différentes que nous nous faisons des principes de 1789. À mes yeux, ce sont ceux du Contrat social, par conséquent, ils sont faux et mal faisans, comme je l’avais montré dans l’Ancien Régime. Rien de plus beau que les formules Liberté, Égalité, ou, comme le dit Michelet en un seul mot : Justice. Le cœur de tout homme qui n’est pas un drôle ou un sot est pour elles. Mais en elles-mêmes, elles sont si vagues qu’on ne peut les accepter sans savoir au préalable le sens qu’on y attache. Or, appliquées à l’organisation sociale, ces formules, en 1789, signifiaient une conception courte, grossière et pernicieuse de l’Etat. C’est sur ce point que j’ai insisté d’autant plus que la conception dure encore, et que la structure de la France, telle qu’elle a été faite de 1800 à 1810 par le Consulat et l’Empire, n’a pas changé. Nous en souffrirons probablement encore pendant un siècle et peut-être davantage ; cette structure a fait de la France une puissance de second rang ; nous lui devons nos révolutions et nos dictatures ; je compare le mal à une attaque de syphilis ; mal guérie, palliée, l’altération intime subsiste toujours ; elle nous a donné 1848, avec le suffrage universel qui est un chancre toujours coulant, et les accidens tertiaires de 1870-1871 ; deux doigts du malade, l’Alsace et la Lorraine, sont tombés, et, si nous ne suivons pas le régime indispensable, il est à craindre que d’autres membres ne tombent encore.

Pour que ce régime soit suivi prudemment et rigoureusement,

  1. Des fragmens de cette lettre ont été publiés par M. Gabriel Monod dans son volume intitulé : les Maîtres de l’Histoire : Renan, Taine, Michelet.
  2. La Révolution, tome I.