Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 38.djvu/641

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je vous avouerai que je commence à éprouver ce dégoût profond qui nous pousse vers la retraite et l’oubli des affaires. Un certain mot de recommandation aurait pu faire la fortune de ma famille ; ce mot n’a pas été dit. Je suis donc forcé de combattre corps à corps et sans aucun allié cette force que vous connaissez assez et qui, après toutes les grandes révolutions, contrarie toujours ceux qui n’y ont point pris part. Je n’ai d’ailleurs aucun talent pour l’intrigue, pas l’ombre de ce qu’on appelle savoir-faire. Je me tranquillise donc, et bientôt je ne penserai plus à rien, car si, dans quelques circonstances de ma vie politique, je n’ai pu, comme tous les hommes et surtout comme tous les pères, me défendre de certaines espérances, Dieu m’a pourvu d’une immense philosophie pour me consoler dès que je vois ces espérances trompées.

« Je suis même d’assez bonne composition pour me laisser persuader sans nulle difficulté que j’avais tort d’espérer. Pendant les six semaines que j’ai passées dans votre grande ville, j’ai été on ne peut mieux traité de tous côtés et même [1], extérieurement ; mais, dans le fond, je m’aperçus au premier mot que le vent était contre moi. Il n’y a point de mots pour expliquer cela, et cependant il n’y a rien de si sensible et de si évident. Or, vous savez, vous, très cher comte, quel fut sur moi l’effet de ce sentiment intérieur : c’est que tout en parlant, très librement en apparence, je ne sus pas dire un mot de ce que je voulais, et de ce qu’il fallait dire. Ce fut au point qu’en sortant, je me suis mis à rire de moi-même de la meilleure foi possible, car je suis l’homme du monde dont je me moque le plus volontiers. Jai emporté pour mon fils une distinction dont j’avais eu l’honneur de vous parler dans ma jeunesse ; mais tout cela s’est fait d’une manière si lente, si triviale d’ailleurs et si peu personnelle, que je me suis amèrement reproché d’y avoir pensé. Je n’ai pas moins été complimenté de toutes parts sur la manière dont, etc., et j’ai fait mes révérences avec tous les mots et les tons convenables. Mais, à vous, cher comte, qui avez toujours été si bon pour moi et à qui j’ai voué un si grand attachement, je ne dois que la vérité. Que je voudrais vous voir encore et vous porter mon ancienne gaieté en cheveux blancs ! mais je ne sais plus comment m’y prendre.

  1. Allusion à l’audience que lui donna Louis XVIII.