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pourvoyeurs de reliques. C’est pourquoi, lorsque, vers l’an 1050, les moines de Vézelay eurent besoin d’expliquer la provenance de leurs reliques de sainte Marie-Madeleine, ils songèrent aussitôt à eux, et ce jour-là Girard et Berte entrèrent pour la première fois dans la légende.

Ils y auraient gardé un rôle modeste et sacrifié, si les moines de l’abbaye de Pothières, qui possédaient leurs tombeaux, n’avaient voulu en tirer gloire et avantage. L’idée même d’une telle tentative ne s’explique que s’ils espèrent attirer un certain public qu’ils savent. C’est le public, déjà préparé à accueillir leurs fictions, des pèlerins qui vont des pays de l’Est vers Vézelay ou de ceux qui descendent des pays du Nord vers Rome.

S’adressant à ces pèlerins, que des jongleurs de profession guettent à l’étape, ces fictions prennent d’emblée la forme d’un récit d’aventures et de guerres, à la fois religieux et héroïque, et c’est une chanson de geste qui a les allures d’une vie de saint, ou une vie de saint qui a les allures d’une chanson de geste ; et, dans les deux seuls textes, l’un monastique, l’autre jongleresque, que nous possédions, les inventions des moines se combinent avec celles des jongleurs. Monastiques et jongleresques à la fois, elles représentent un travail d’imagination dont les points d’attache avec la réalité sont fournis par quelques vieux parchemins du monastère, par les tombeaux de Berte, de Girard et de Thierry, par les ruines du mont Lassois, par les sarcophages de Saint-Père-sous-Vézelay.

M. P. Meyer termine l’une de ses études sur notre légende en disant que « Girard de Roussillon nous fournit un curieux exemple de l’influence de la littérature vulgaire sur la composition des vies de saints. » On peut dire inversement, et aussi bien, que Girard de Roussillon nous fournit un curieux exemple de l’influence des vies de saints sur la littérature vulgaire. Légende épique, légende hagiographique sont ici et furent de tout temps une seule et même légende.

Loué soit donc l’abbé de Vézelay Geoffroi pour avoir eu l’idée, vers l’an 1040, de se procurer les reliques de sainte Marie-Madeleine ! À ce caprice ingénieux la poésie doit ces trois choses admirables : le chant XI de Mireille, la chanson populaire des Atours de Madeleine et la légende de Girard de Roussillon.


JOSEPH BEDIER.