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Le travail poétique qui s’accomplit alors, il serait vain de prétendre en retrouver dans le détail les modes et les accidens divers : bien des choses nous échappent. Du moins les points d’attache et de départ en restent visibles, car ce sont des monumens matériels, de pierre et de marbre : les tombeaux de l’abbaye, les ruines du mont Lassois, le dépôt de sarcophages de Valbeton. Les tombeaux des deux époux, d’abord : c’est d’une méditation sur ces tombes que la légende est sortie. Tout ce qu’on savait de ceux qui y reposaient, c’est qu’ils avaient été, au temps jadis, des grands de ce monde et qu’ils avaient choisi Dieu pour leur héritier. Pourquoi lui avaient-ils ainsi sacrifié les joies du siècle, leurs terres, leurs richesses ? Comment avaient-ils mérité cette faveur insigne que Dieu leur donnât le corps de la meilleure de ses saintes ? Les ruines qui couvraient le mont Lassois semblèrent être les restes du château de Girard : les vestiges misérables du vieux castrum qui végétaient en face de l’abbaye prospère et populeuse apparurent comme le symbole matériel de la puissance mondaine de Girard et de son renoncement. Là-bas, près de Vézelay, à Foissy, à Quarré-les-Tombes[1], des amoncellemens de sarcophages témoignaient qu’en des temps anciens de grandes batailles s’étaient livrées en ces lieux. Ces ruines et ces tombes mystérieuses éveillèrent l’idée d’une destinée tragique. Si Girard avait combattu là, si son château du mont Lassois n’était plus que décombres, n’était-ce pas que, comme tant d’autres héros épiques, comme Ogier le Danois, comme Renaud de Montauban, comme tant de saints aussi, il avait été un vassal révolté contre son seigneur, un hors la loi, un forbanni ? Lui aussi, l’orgueil et la desmesure l’avaient possédé ; lui aussi, comme la Madeleine avait été une grande pécheresse, il avait été un grand pécheur et, comme elle, un repenti. Qui donc Dieu avait-il pu choisir pour être l’ouvrière de sa conversion, sinon cette Berte qui reposait avec lui près de l’autel dans l’église de Pothières ? Et quels châtimens Dieu lui avait-il imposés, comme les signes de son courroux et de sa clémence, sinon des défaites, attestées par les dépôts de sarcophages, ou la mort de son petit enfant, attestée par une autre tombe, celle de Thierry ? Toute la légende de Girard de Roussillon tient en ces quelques données et combinaisons rudimentaires.

  1. Seulement dans le poème en alexandrins, du XIVe siècle ; mais cette localisation peut être plus ancienne.