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s’être humilié, il s’abandonne au Seigneur, le choisit pour son héritier, et, de concert avec Berte, la compagne de ses épreuves, fonde les monastères où sa vie orageuse s’apaisera. L’idée inspiratrice de la légende est une idée religieuse, et elle domine pareillement les deux seuls textes que nous ayons. Supprimez-la par la pensée, Girard de Roussillon n’est plus rien. Si c’est l’auteur de la Vita qui l’a imaginée le premier, c’est donc lui l’unique créateur de la légende. S’il a au contraire trouvé ces élémens dans un texte épique antérieur, il n’avait plus rien à faire pour « transformer en saint un héros épique. » Sans doute il a pu multiplier les histoires de miracles et les épisodes où Girard s’humilie devant le roi, inventer çà et là une apparition d’ange, une anecdote cléricale. Mais il n’avait plus rien à faire pour transformer son héros en saint : il lui était donné déjà comme un saint ; non pas comme un saint de vitrail, confit en oraison, mais pareil à tant d’autres grands saints que l’Église honore parce qu’ils furent d’abord de grands pécheurs, et notre moine lui-même a comparé saint Girard de Roussillon à ce David qui fut l’adultère et l’homicide d’Urie et qui a pourtant mérité d’être le père du Christ. Les fautes de Girard, il ne les dissimule pas ; il lui prête même (en son chapitre De lapsu et compunctione comitis) une assez laide histoire de concupiscence, qui est probablement son invention personnelle ; mais, non plus qu’aucun autre hagiographe, il n’a été gêné par les « défauts » de Girard : plus les passions du pécheur furent violentes, plus il est grand de les avoir domptées. Que la Vita ait insisté sur les épisodes édifians et la chanson de geste sur les épisodes de guerre, c’est évident ; mais il n’y a entre les deux écrits nulle autre différence. Bref, si rien n’a précédé ces deux écrits, ce sont deux compositions en l’honneur des monastères de Pothières et de Vézelay. Si quelque chose les a précédés, c’était, — on peut choisir, — ou bien une chanson de geste, mais telle que, pour transformer ce héros épique en saint, les moines de Pothières n’eurent qu’à la conserver ; ou bien une composition hagiographique, mais telle que, pour transformer ce saint en héros épique, les jongleurs n’eurent qu’à la conserver. Qu’y avait-il à l’origine ? Une légende hagiographique ? ou une légende épique ? Ce qui est remarquable, c’est précisément qu’on ne puisse distinguer l’une de l’autre, que tous les résumés de la chanson de geste et de la Vita donnent deux récits foncièrement identiques