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des créanciers de l’Etat à qui était enfin compté l’argent attendu depuis si longtemps ? N’était-ce pas grâce à lui que les métiers, les arts, le commerce, la terre, qui, dans toute l’Italie, avaient tant souffert du manque de capitaux, se reprenaient à vivre sous la pluie bienfaisante de l’or et de l’argent égyptien ? N’était-ce pas enfin grâce à lui et à lui seul que disparaissaient peu à peu tous les souvenirs de la guerre civile ? Le public ne pouvait pas ne pas accorder pour l’avenir toute sa confiance à l’homme qui avait déjà accompli tant de choses admirables ; et ce favori de la fortune, dont le hasard plus que son énergie avait fait un vainqueur, était admiré comme jamais grand personnage de l’histoire de Rome ne l’avait été avant lui. Personne n’en doutait : Auguste ramènerait dans tout l’Empire la paix et la prospérité, rétablirait la religion dans les temples et la justice dans les tribunaux, corrigerait les mœurs, vengerait les défaites que Crassus et Antoine avaient essuyées en Perse. L’admiration que certaines gens lui témoignaient allait parfois jusqu’à la démence. C’est ainsi qu’un sénateur courait follement dans les rues de Rome et exhortait tous les passans qu’il rencontrait à se consacrer à Auguste selon l’usage espagnol, c’est-à-dire à s’engager à ne pas lui survivre[1].

Auguste avait réussi ; et la légende du succès le grandissait, le transfigurait, le divinisait, comme elle grandit, transfigure, divinise tous les hommes et tous les peuples qui réussissent. Le triumvir sanguinaire des proscriptions, le général incapable de Philippes, l’amiral poltron de Scylla, le neveu méprisé de l’usurier de Velletri, apparaissait maintenant à ses contemporains comme le sauveur depuis longtemps attendu, qui guérirait tous les maux dont l’Italie souffrait. De mystiques et vagues aspirations vers un âge plus heureux et plus pur, vers une rénovation générale avaient préparé pendant la révolution les esprits à accueillir cette illusion et . à s’en griser. Aux temps les plus sombres de la guerre civile, les aruspices avaient annoncé à Rome, d’après une obscure doctrine étrusque, le commencement du Xe siècle, qui était le dernier que chaque peuple devait vivre[2]. Les oracles sibyllins, recueillis et divulgués par le doux Virgile dans sa quatrième églogue, devenue si populaire, avaient annoncé le règne imminent d’Apollon, en rapprochant cette doctrine étrusque de l’antique légende italienne du quatrième

  1. Dion, 53, 20.
  2. Frag. Hist. Rom. (Peter), p. 254 ; Aug., 4, 5.