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d’affaire. Des commanditaires lui fournissent les fonds pour racheter l’usine maternelle, dont il deviendrait ainsi le directeur. Il voudrait seulement qu’on la lui laissât à six cent mille francs, au lieu de huit cent mille qu’offre une autre société ; les deux cent mille francs de différence représentant une espèce d’avance d’hoirie. La mère voudrait de tout son cœur lui donner satisfaction ; mais cela lui est impossible, puisqu’on a dans le ménage Armières besoin des huit cent mille francs et jusqu’au dernier sou. De là violente explication entre le fils et la mère, suivie d’une scène plus orageuse encore entre Jean et le second mari de sa mère. Cet acte est le meilleur et nous a laissés assez fortement remués.

Mais l’acte suivant en a détruit l’effet. Il est incertain et décevant. Non que l’auteur n’ait procédé avec méthode. Après la scène entre Jean et M. Armières, il nous devait la scène entre les deux demi-sœurs : elle est venue à point, et ces demoiselles se sont injuriées consciencieusement. Au milieu de tout ce vacarme, Mme Armières trouve une solution : et j’avoue, pour ma part, l’avoir mal comprise. Cette mère Goriot se dépouille de tout ce qu’elle possède ; mais il me semble que, depuis le début de la pièce, elle n’a pas fait autre chose. Qu’a-t-elle trouvé de nouveau ? Marguerite renonce à sa dot et à son beau mariage. En sorte qu’elle va être lésée à son tour et sacrifiée. Et les deux enfans du premier mari s’en vont ensemble ; et le second mari s’en va emmenant sa fille ; et Mme Armières reste seule… Ce n’est guère vraisemblable. C’est un effet de théâtre ; et dans la tragédie bourgeoise, rien n’est plus déplacé et plus déconcertant, que ces effets d’un théâtre dont le vrai nom est le mélodrame.

Que le divorce divise ceux qui étaient unis par le sang et que ce soit une grande misère, cela ne fait pas de doute. Que les questions d’argent, dès qu’elles surgissent entre les membres d’une famille même unie, les changent en ennemis, cela encore n’est que trop ordinaire. Pourquoi donc ne nous intéressons-nous pas un instant aux acteurs d’un drame si poignant ? C’est, je le crains, que pas un instant nous n’arrivons à nous persuader de leur réalité. Nous leur passerions bien volontiers d’être tous si antipathiques ; nous leur en voulons d’être si inexistans. Qui est M. Armières ? un imbécile ou un malhonnête homme ? Qui Mme Armières ? une faible, une inconsciente, une amoureuse ? Et Jean ? Est-ce un réfractaire en révolte contre ceux par qui il a souffert ? Est-ce un bourgeois qui veut s’établir avantageusement ? Que se passe-t-il dans ces cœurs ? A quels traits reconnaît-on leur caractère, et en ont-ils un ? Par où Jean diffère-t-il de Jacques