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Le succès de la République fut considérable, non seulement en France, mais en Angleterre et en Allemagne, et même assez considérable pour qu’il fallût traduire en latin l’énorme in-folio. Ne l’oublions jamais quand nous parlons de ce qu’on peut encore appeler les « commencemens » de l’histoire de la littérature française. En 1577, quand on veut assurer et « exploiter » le succès d’un livre, il faut encore le traduire en latin ! Ou plutôt, si l’on écrit en français, comme en anglais d’ailleurs ou comme en allemand, on ne s’adresse point aux mêmes lecteurs que quand on écrit en latin. On écrit en français pour la foule, c’est-à-dire pour ceux qui ne peuvent pas aller étudier l’antiquité dans ses sources ; mais pour les « lettrés, » pour les savans, on écrit en latin. C’est ce qu’avait fait Bodin, comme les autres, à ses débuts, dans son Methodus, 1566, et sur ses vieux jours, et à la fin de sa carrière, 1596, c’est ce qu’il fera dans son Amphitheatrum naturæ. Il avait donné entre temps sa Démonomanie des Sorciers, 1582.

Un pareil livre a-t-il sa place dans l’histoire d’une littérature ? et ne pourrions-nous pas nous contenter d’en avoir indiqué le titre ? D’autant que Jean Bodin, pour nous, c’est l’auteur des Six livres de la République, et sa Démonomanie n’éclairant que son personnage, dont nous n’avons pas de raisons d’être curieux, on pourrait dire qu’en somme nous n’en avons que faire. Mais, en y regardant de près, il nous a semblé qu’on ne saurait absolument l’omettre. La Démonomanie des Sorciers, témoignage éloquent et barbare de la force des convictions irrationnelles de J. Bodin, en est un aussi de l’esprit général du temps, et un encore peut-être que, dans « l’esprit d’un temps » ou d’une civilisation, il n’est pas vrai que « tout se tienne. » C’est à peu près ainsi qu’il n’est pas incompatible qu’une personne soit ridicule en certaines choses et honnête homme en d’autres. Bodin et ses contemporains, qui sont déjà ceux d’Henri IV, sont encore, comme Rabelais, mais d’une autre manière, engagés et retenus de toute une partie de leur personne dans l’esprit de la scolastique et du moyen âge. Si l’on eût demandé à l’auteur de la Démonomanie quelles raisons il avait de croire aux sorciers, il aurait pu, il aurait même dû répondre que c’est que d’autres y ont cru avant lui, et parmi eux des magistrats pour lesquels il éprouve autant de respect que de confiance.

Je ne m’étonne donc pas que l’auteur des Six livres de la République ait écrit la Démonomanie, et je ne m’étonne pas