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l’épée à la main : à Cologne, à Dortmund, ils ont prié saint Renaud de Montauban. En 1580, Montaigne, passant par l’abbaye bénédictine de Saint-Faron de Meaux, s’y faisait encore montrer « une très vieille lumbe et honnorable, ou il y avoit l’effigie de deux chevaliers etandus, en pierre, d’une grandeur extraordinaire : » c’étaient Ogier de Danemark et son écuyer Benoît, autour desquels les tailleurs de pierre avaient sculpté six autres personnages de chansons de geste, et leur superbe mausolée, dressé dans une église chrétienne, ne peut être comparé qu’à ces ἡρωεῖα (hêrôeia) que la Grèce élevait à la gloire de Thésée, d’Achille ou d’Ajax. D’autres épopées sont fortement rattachées aux fêtes et aux foires de l’abbaye de Saint-Riquier en Ponthieu, à l’église collégiale et à la foire de Saint-Géri de Cambrai, aux églises de Dol et d’Aleth, à l’abbaye de Fécamp, aux grandes foires de Champagne, à la foire de l’Endit de Saint-Denis en France. Toutes les routes de pèlerinage et surtout les voies romaines qui menaient à Saint-Pierre de Rome et aux ports d’embarquement vers la Terre Sainte sont jalonnées par des chansons de geste. Bref, presque toutes nos grandes légendes épiques, j’entends par là tous ceux de nos poèmes carolingiens qui ne sont pas des romans récens, purement imaginaires, tous ceux qui ont quelque fondement historique ou quelque ancienneté, à peu près toutes nos vieilles chansons de geste sont en relation chacune avec une certaine voie de pèlerinage, ou avec un certain sanctuaire, ou, ce qui revient au même, avec une certaine foire.

Ces faits, pour la plupart, ont été remarqués, mais isolément. Les critiques des chansons de geste ne s’y arrêtent guère ; volontiers ils les relèguent dans leurs notes, au bas des pages ; en tous cas, personne jusqu’ici n’a jugé utile de les considérer d’ensemble et dans la solidarité qui peut-être les lie.

Ils sont tenus à l’ordinaire pour négligeables et sans portée. N’est-il pas acquis, en effet, que nos romans du XIIe et du XIIIe siècle ne sont que l’écho affaibli d’antiques poèmes disparus, des remaniemens de chants plus vieux de trois ou quatre cents ans ; que l’épopée française, « spontanée » et « populaire » à l’origine, s’est formée à l’époque carolingienne, ou plus anciennement encore : car il a existé une épopée mérovingienne, héritière elle-même de l’épopée franke, et dont les chansons de geste ne sont que le dernier aboutissement ? N’est-il pas acquis que « l’épopée française est née des événemens, exprimant les