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gouffre immense ; les autres se tenaient accrochés aux cordages et aux ancres.


On le voit, les détails inutiles, les phrases de remplissage ont disparu ; l’expression, un peu vague et banale, « vaste abîme, » a été remplacée par une autre plus parlante et plus poétique : « gouffre immense. » On ne saurait nier que la recherche de la concision n’ait ici inspiré à Chateaubriand des corrections singulièrement heureuses.

D’autres corrections ou suppressions n’ont pas été motivées par des raisons d’ordre purement littéraire. Quand Dorothé et Cymodocée se sont fait reconnaître de Pamphile, prêtre de Ptolémaïs, celui-ci s’écrie dans le manuscrit autographe :


Quoi ! c’est là l’épouse de notre défenseur ! c’est là cette vierge dont l’histoire retentit dans toute la Syrie ! Fille de Jérusalem, que vous êtes belle ! Je suis Pamphile de Césarée, et j’ai connu jadis Eudore en Égypte. Fille de Jérusalem, que vous êtes belle ! Que votre gloire est grande et merveilleuse !…


L’exclamation deux fois répétée : « Fille de Jérusalem, que vous êtes belle ! » était sans doute quelque peu déplacée dans la bouche d’un prêtre ; elle a entièrement disparu du texte définitif. Chateaubriand, qui n’a pas toujours, qui a même rarement le premier jet chaste, — le texte primitif de l’épisode de Velléda eût été probablement fort instructif à cet égard[1], — Chateaubriand, parlant ailleurs du

  1. L’édition originale a gardé la trace des vivacités probables du texte primitif. En voici quelques traits, qui ont naturellement disparu à partir de la 3e édition :
    « Saisissant Velléda dans mes bras, je m’écriai avec une sorte de rage : « Tu seras aimée !… Velléda, ne songeons plus qu’à vivre l’un pour l’autre ; renonçons à nos dieux, étouffons nos remords dans les plaisirs. Pourquoi ces dieux nous ont-ils donné des passions invincibles ? Qu’ils nous punissent, s’ils le veulent, des dons qu’ils nous ont faits ! J’ai puisé dans ton sein la fureur de ton amour, et puisque la vertu nous échappe, méritons du moins les supplices de l’éternité par toutes les délices de la vie. »
    « Telles furent mes exécrables paroles. Confondant déjà Jésus-Christ et Teutatès… La vierge de Sayne, une vestale, a été outragée… »
    L’épisode de Velléda avait été déjà, dans l’édition originale, l’objet d’un « carton » que n’a pas signalé M. Georges Vicaire en son précieux Manuel de l’amateur de livres au XIXe siècle. L’exemplaire non cartonné que j’ai eu entre les mains, et qui avait été donné par Chateaubriand à son ami, Bertin de Vaux, prête à Velléda parlant à Eudore les paroles suivantes, qui ne figurent pas dans les exemplaires mis dans le commerce :
    « Si je ne puis t’asseoir sur le trône, du moins je mourrai à tes côtés. Mais il est encore un objet plus digne de ton ambition. Rejette loin de toi cette pourpre pesante, sous laquelle le genre humain est étouffé. Affranchis les Gaules, délivre ma patrie, surpasse les Vindex et les Civilis. Grec, songe que ton pays est esclave comme le mien, que nous devons faire cause commune ! Libérateur de la terre opprimée, quelle gloire n’auras-tu pas dans la postérité ! Et l’on dira : C’est Velléda qui lui inspira ces nobles sentimens !… »