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monsieur le maréchal. — Hé ! n’en avez-vous pas assez ? » Ce fut la dernière fois que mon père vit l’Empereur. Après la défaite, après nos revers, après Sedan, mon père versa les plus amères larmes de sa vie.


IV

La seconde armée de la Loire se composait de divers élémens : soldats, mobiles, matelots. Qui ne sait son histoire, ses efforts, ses insuccès, les héroïsmes, le découragement ?… Ne mangeant plus, ne dormant plus, — n’espérant plus, — les hommes perdaient toutes leurs forces. Par ce froid, mal vêtus, mal chaussés, ils marchaient dans la boue, dans la neige, y tombaient pour dormir, — y mouraient. — Chaque jour on combattait sous une pluie de fer et de feu.

Le deuxième corps d’armée réunissait plusieurs équipages des navires revenus de la Baltique. C’étaient les fusiliers marins, commandés par l’amiral Jaurès.

Mon frère était à la tête de ses matelots et avait pour chef le colonel du Temple, capitaine de frégate. Nous ignorions tout ce qui le concernait : réduits aux conjectures, les plus extrêmes nous semblaient possibles. Blessé ? mourant ? laissé sur le champ de bataille comme autrefois en Extrême-Orient ?… Tout était admissible. Dans l’ignorance à laquelle nous étions condamnés, nous ne savions que deux choses : la victoire pour eux, la défaite pour nous, pas de détails, pas de lettres, pas de journaux, rien. Ceux qui n’ont pas vécu alors ne peuvent me comprendre.

Décembre 1870.

Robert Le Brieux au colonel B

Mon ami, impossible de rien savoir de ma famille. Si tu le peux, envoie-leur cette lettre. Te parviendra-t-elle dans le désarroi où nous sommes ?

Que deviendrons-nous ? Que fera-t-on de notre malheureux pays frappé, écrasé, si résistant malgré tout ? Tu le sais, je ferai tout pour le défendre. Mes forces soutiendront mon patriotisme qui se décuple. Je me sens vibrant de douleur et de volonté… Dans cette lutte contre un sort implacable, ce que je vois soutient mon espoir, j’allais dire mon moral. Juge.

Nos infortunés matelots, qui ne savent pas marcher, font chaque jour des étapes insensées. Ils ne se plaignent de rien[1],

  1. « Les marins, admirables de sang-froid. Sans précipitation, sans hésitation, ils obéissent à des chefs qu’ils respectent. »