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1er octobre 1870. Cherbourg, escadre de la Baltique.

A M. Le Brieux.

Mon père,

Nous rentrons la rage dans le cœur. Les deux flottes[1]sont revenues sans avoir tiré un coup de canon !… Les Allemands, par leur retrait, nous ont paralysés et nous n’avons rien fait qu’une banale croisière ; les élémens complétèrent la ruine de notre attente, « on ne pouvait naviguer sur la glace. »

3 octobre 1870.

Ma mère,

Nous sommes, depuis notre retour, dans une anxiété poignante. Qu’ont-ils fait de la France, de l’armée ? Qu’allons-nous devenir ? Ce que je sais bien, de toute ma volonté, de toute ma force, de toute mon âme, c’est que je veux agir, nous venger. Mon père, courage, espoir en Dieu ; disons ensemble : Vive la France[2] !


Son père ! S’il était au-dessus des déceptions de la vie, il n’était pas au-dessus de ses douleurs, et celles que la guerre actuelle devait lui infliger furent indicibles. Je l’ai vu, non pas accablé, mais torturé. « Sa capacité de souffrir ne pouvait plus être dépassée. » En effet, qui n’a pas subi la guerre ne sait pas la force d’amour que peut inspirer la patrie : on mourrait pour la sauver. Cet amour grandit de toutes les anxiétés souffertes et à souffrir ; mon père les connut toutes.

Je me souviendrai toujours de son empressement à parler à l’Empereur, lorsque la fatalité le conduisit en Allemagne. Affecté au plus haut point de l’acte par lequel la France allait au-devant du plus grand des malheurs, Napoléon III répondit par un regard navré, presque désespéré, aux vœux de paix et de gloire exprimés par son vieux et fidèle serviteur ; — dans le wagon impérial, Canrobert se tenait debout entre le souverain et son fils. « Emmenez-moi,

  1. Un voyageur raconte ce fait inouï, sans précédent dans l’histoire : « En approchant de Kiel, nous vîmes que rien n’était disposé pour la défense. La présence d’un certain nombre de femmes et d’enfans fit renoncer à l’attaque ! »
    Est-ce exact ? C’est tellement invraisemblable que le doute est permis. Qui ne sait cependant que les choses qui semblent invraisemblables, peuvent être absolument vraies, en bien comme en mal ?
  2. Nous habitions une ville occupée et nous ne reçûmes cette lettre qu’après la reddition de Paris. Tous les services publics étant au pouvoir de l’ennemi, nos correspondances restèrent entre ses mains, — et lui servirent.