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telles angoisses politiques et paternelles que, souvent, il me semble que ma respiration va s’arrêter. Quand vous recevrez cette lettre, que de choses se seront passées en bien ou en mal. Au milieu de tant d’agitations politiques, le chancelier (comte de Nesselrode) demeure imperturbable dans ses systèmes. Il blâme la guerre qui n’a servi, dit-il, qu’à échanger du sang innocent contre des oranges, et il a prêché la paix. Il a sur ce point un allié de très bonne maison. Quant à l’Empereur, il dit et ordonne même de dire qu’il l’a dit, que toute paix est impossible. La nation ou, du moins, la masse de la nation pense de même, et le paysan court aux armes avec un zèle lacédémonien. Mais il y a un parti bien dangereux qui veut tout le contraire et qui serait d’ailleurs très disposé à profiter des circonstances pour troubler l’eau. Dieu nous assiste, mon cher comte !

« Votre lettre théologique du 26 mars dernier m’arriva le 31 mai à Polock sur la Duna, où j’étais allé attendre ma femme et mes deux filles. Au moment où je croyais les embrasser, elles m’ont échappé et probablement pour toujours, car il y a des momens dans la vie, qui ne se répètent pas deux fois. Contre tout ce qu’on m’avait assuré, elles n’ont pu sortir du Piémont. Ce désappointement a été une des circonstances les plus terribles de ma vie dont tout le reste en demeurera empoisonné[1].

« Autant que je pouvais être amusé en ce moment, je l’ai été par l’idée d’un militaire[2] amené par mes argumens à m’écrire sur la théologie. Je m’attendais bien au reste que vous étendriez quelques toiles d’araignées devant les boulets rouges que j’avais lancés contre la très imprudente et très condamnable déclaration. Rarement, on a dit dans le monde : J’ai tort. D’ailleurs, mon cher comte, quoique je soutienne vivement les opinions que je crois

  1. Il n’exagérait rien en parlant ainsi. Il écrivait à son fils : « J’ai vu l’instant de la réunion ; mais ce n’était qu’un éclair qui a rendu la nuit plus épaisse. Je me console en pensant à l’étoile de ma famille, qui la mène, sans lui permettre jamais de s’en mêler. Je n’ai jamais eu ce que je voulais ; voilà qui devrait désespérer, si je n’étais forcé d’ajouter avec reconnaissance : mais, toujours, j’ai eu ce qu’il me fallait. Cependant, Væ soli ! adieu, mon cher enfant ; continuez à marcher dans les voies de la justice et du courage. Pour vous seul, je me passe de vous, je ne dis pas sans peine, mais sans plainte. Je ne cesse de m’occuper de vous : si vous quittez ce monde, je pars aussi ; je ne veux plus baguenauder. » (Correspondance, t. IV, p. 137.) Ce n’est qu’en 1814 que la comtesse de Maistre put rejoindre son mari en Russie et lui amener leurs filles.
  2. Nous rappelons que le comte de Blacas était officier avant la Révolution et avait servi en cette qualité dans l’armée de Condé et dans la légion de Rohan.