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« L’infortuné roi de Suède, quoique infiniment respectable comme souverain et comme homme, était d’ailleurs si peu fait pour les circonstances terribles où il se trouvait, qu’il ne serait pas fort étonnant que ses meilleurs serviteurs se fussent trouvés entraînés à quelques fautes involontaires ; car il s’en faut de beaucoup qu’on fasse ce qu’on veut quand un royaume croule. Je suis bien fâché que le fils du Roi ne soit pas avec lui. Pourquoi laisser ce germe précieux sous la griffe du tigre ? Comme j’ignore les raisons qui ont motivé cette séparation, je n’en dis rien.

« Je vous ai parlé en toute franchise, mon cher comte, à charge et à décharge, vous montrant également mes craintes et mes espérances, de manière que vous voyiez aussi bien que moi ce qui se passe dans ma tête. Je crois que l’abominable Révolution n’est qu’une conséquence juste et nécessaire des fautes faites partout, mais surtout chez vous. Je crois qu’elle dure toujours. Enfin, j’espère de toutes mes forces et pour des raisons dont je vous ai à peine présenté un léger aperçu, que Malherbe ne se sera point trompé lorsqu’il se moquait, il y a plus de deux siècles, de certains prophètes de malheur,


De qui le cerveau s’alambique
A chercher l’air climatérique
De l’éternelle fleur de lys.


« N’est-ce pas vous laisser, comme on dit, sur la bonne bouche ! Adieu mille fois, mon très cher comte ; je vous remercie de la lettre à laquelle je réponds et de toutes les autres que je n’ai pas reçues. Comptez sur le prix infini que j’attache à votre amitié et sur celle que je vous ai jurée pour la vie.

« Il y aurait peut-être de l’impertinence à vous prier de me mettre de nouveau aux pieds de votre Seigneur et Maître, comme l’un des meilleurs sujets qu’il ait parmi ceux qui ne le sont pas. Eh bien ! n’en faites rien, je ne veux pas être impertinent. »


Cette lettre avait été écrite le 3 juillet ; mais Joseph de Maistre, faute d’une occasion sûre pour la faire parvenir à son destinataire, dut la garder par devers soi, pendant plus de six semaines. Il ne put l’expédier que le 17 août, grâce au départ du chevalier Navara de Andrade, chargé d’affaires du Portugal, qui, de Saint-Pétersbourg, se rendait en Angleterre où il devait s’embarquer