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absence extraordinaire de respect pour les idées admises, un sentiment merveilleux d’humanité, une pénétration merveilleuse de l’éternelle faiblesse. » Il reconnaît que, dans son conte des Cloches et dans toute son œuvre, Dickens est animé d’une haine furieuse contre les théories les plus essentielles de l’utilitarisme, tel que l’entendent les politiciens et les économistes ; qu’il apporte à la défense du pauvre un zèle enflammé, réclamant pour lui non seulement le droit de vivre, mais encore le droit de jouir de la vie ; et que, avec ses préventions ingénues contre le moyen âge, aucun écrivain n’a plus passionnément détesté « la plate et mesquine philosophie » qui tend de plus en plus à l’écrasement du pauvre par le riche, dans notre société bourgeoise d’à présent. Non pas que l’auteur des Temps difficiles ait été, non plus, un socialiste. « La réalité et la singularité de sa position pourraient être définies ainsi : au moment même où chacun estimait que le libéralisme signifiait l’individualisme, il a été, lui, résolument un libéral et non moins résolument un adversaire de l’individualisme. Il a vu qu’il y avait une chose secrète appelée l’humanité, et que cette chose-là était profondément indifférente aussi bien au socialisme qu’à l’individualisme. Seul parmi ses contemporains, il a compris que les systèmes économiques ne sont point des créations immuables, indépendantes de nous, comme les étoiles, mais des objets comme les réverbères, de simples manifestations de l’esprit humain, et ayant à être jugées par le cœur humain. » Aussi, pendant que son siècle, tout en affectant de réclamer « l’extinction du paupérisme, » dans le secret de son âme maudissait les pauvres, Dickens, tout le long de son œuvre, a-t-il poursuivi la même fin avec des sentimens tout contraires. « Sa conclusion pratique a toujours été qu’il fallait guérir le monde de la pauvreté ; mais ses peintures, en même temps, ont toujours affirmé cet autre principe : Bienheureux les pauvres ! » Et M. Chesterton nous rappelle qu’on retrouve cette double conclusion, avec son apparence contradictoire et ses incomparables vérité et efficacité morales, exprimée d’une façon toute pareille dans les paroles du « héros du Nouveau Testament. » Pourquoi donc semble-t-il éviter de pousser jusqu’au bout ce rapprochement, et d’appeler de son vrai nom la doctrine politique, économique, sociale de Dickens, la doctrine qui, tout de suite, a rendu son œuvre intelligible et chère à tous les cœurs chrétiens de sa race et du monde ?

La vérité est que Dickens a été un chrétien, le plus chrétien de tous les grands romanciers de son temps, et de tous les temps. On a dit souvent déjà que la philosophie, la morale, la politique de l’auteur