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Je dois ajouter que, à peu près vers le même temps, d’autres juges non moins considérables me prédisaient, à peu près dans les mêmes termes, le prochain écroulement définitif de l’œuvre et de la renommée de Mozart. Mais les jugemens humains, pour autorisés qu’ils soient, restent sujets à l’erreur : et le fait est que la gloire de Dickens, tout comme celle de Mozart, a merveilleusement évité le discrédit dont elle avait semblé menacée aux environs de l’année 1880. Loin de se détacher des romans de Dickens, le public anglais s’est attaché à eux si profondément que pas une année, on peut le dire, ne se passe plus désormais, sans que l’on voie se produire deux ou trois éditions nouvelles de ces romans, et toutes reçues avec une faveur extraordinaire. C’est Dickens qui fait journellement la fortune des collections populaires à six pence, des petites collections de poche sur papier indien, des livraisons illustrées et des tirages de luxe pour les bibliophiles. En ce moment même, une librairie anglaise vient d’entreprendre, avec un énorme succès, quelque chose comme une édition savante de l’œuvre du « misérable bouffon, » une édition annotée, précédée d’importantes préfaces biographiques et critiques, accompagnée de variantes, de fragmens de brouillons, de passages supprimés sur les épreuves, etc. Au théâtre, pareillement, les adaptations des récits de Dickens se multiplient ; et les plus médiocres trouvent un auditoire disposé d’avance à les applaudir. Mais surtout Dickens, d’année en année, s’impose plus irrésistiblement à l’admiration de ces lettrés qui, naguère, s’accordaient presque sans exception à le mépriser. Tout récemment encore, une dizaine d’ouvrages ont paru, qui étaient consacrés à la question de savoir quelle conclusion Dickens aurait donnée à l’un de ses romans, le Mystère d’Edwin Drood, si la mort ne l’avait pas empêché de le terminer. Une revue mensuelle, The Dickensian, uniquement remplie de travaux sur la vie et l’œuvre du romancier, ne cesse de se développer le plus heureusement du monde, à la fois par le nombre de ses abonnés et par la qualité de ses rédacteurs. Le plus fameux des poètes anglais d’à présent, M. Swinburne, après avoir célébré tour à tour les drames de Shakspeare, a employé une seconde série d’articles à célébrer, de la même manière, les romans de Dickens. Le chef de la nouvelle école des romanciers réalistes, M. Georges Gissing, a dévoué les dernières années de sa courte vie à écrire un livre sur l’œuvre de Dickens et a rééditer sa biographie[1]. Et voici enfin que le principal événement littéraire de ces mois passés

  1. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1902, A propos d’une nouvelle biographie de Dickens.