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Parmi les acteurs principaux du drame, aucun dont le caractère ait été tracé d’avance d’après une convention et une formule ne varietur. Anna Karénine n’est pas plus la femme incomprise du roman romantique, qu’elle n’est la malade du roman naturaliste. Elle avait une nature d’honnête femme. Mais, pour son malheur, une grande passion, une de ces passions dont, au dire d’Alexandre Dumas fils, il n’y a pas un exemple sur dix mille cas, a fondu sur elle. Nous l’avons vue se débattre contre une force supérieure, et subir l’envahissement qui l’a paralysée. Wronsky n’est pas seulement, quoiqu’il le soit dans une certaine mesure, le séducteur irrésistible et le bourreau des cœurs : il fait à son amour toute sorte de sacrifices. Karénine est maladroit, il est de ceux qui s’ingénient à déplaire ; mais d’ailleurs il est capable d’abnégation, de générosité, d’héroïsme. Surtout il s’en faut que le dramatique du récit consiste dans la production de certains incidens extérieurs. Il est d’une tout autre sorte. Notre vie intérieure a ses brusques révélations, résultant elles-mêmes de tout un travail qui s’est fait en nous, malgré nous et à notre insu. Quand nous prenons tout à coup conscience de ces modifications profondes, qui se sont accomplies lentement et sûrement, nous en sommes effrayés. Ce sont là de ces drames intimes qui passent de beaucoup en angoisse tout ce que peut enfermer de plus poignant un fait matériel. Anna, dont l’âme est changée par un sentiment nouveau, aperçoit son mari sur le quai de la gare : « Ah ! mon Dieu, se demande-t-elle, pourquoi ses oreilles sont-elles devenues si longues ? » Après des semaines passées dans la fragile sécurité d’un amour heureux, tout à coup une question, à laquelle mille nuances imperceptibles l’acheminaient, se formule à son esprit, et, songeant à Wronsky, elle s’interroge : « S’il allait ne plus m’aimer ? » Ces épisodes de la vie morale notée avec un soin patient et minutieux, donnent à ceux de la réalité extérieure leur vrai caractère. Le suicide d’Anna Karénine n’est plus le fait brutal et bête, autour duquel s’ameute la curiosité des badauds : il est le dernier stade d’une évolution logique et il en est le symbole concret. Que ce soit sous les roues d’un train de marchandises ou autrement, nous savions qu’Anna devait périr : ce n’est pas cet accident final, c’est tout ce qui l’a précédé et rendu nécessaire qui est tragique. Anna est aux prises avec une situation sans issue : elle meurt de l’impossibilité de vivre... Il n’y a pas de roman moins romanesque que celui-ci ; il n’y en pas qui mérite davantage d’être appelé une « déposition de témoin sur la vie. »

On dira que le roman de Tolstoï reste lui-même et n’a pas à souffrir