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impies, mais c’est qu’elle les croit inexécutables et ne se sent ni assez de force, ni assez de courage pour ces résolutions extrêmes. Nous nous imprégnons, à notre insu, de cette atmosphère. Nous ne songeons pas à discuter un principe si universellement admis. Nous sommes, pour un soir, les partisans de la loi du talion.

C’est encore une loi du théâtre, que nous nous y rangions toujours du côté de ceux, quels qu’ils soient, qu’on nous montre comme les opprimés et les souffrans. Electre est le personnage sur qui le poète a concentré notre attention. Or Electre est malheureuse. Elle souffre dans sa piété filiale, parce qu’elle a été témoin de l’assassinat de son père et que l’horrible vision ne cesse de hanter sa mémoire. Elle souffre dans sa conscience religieuse et morale, parce qu’elle sait qu’il y a des devoirs envers les morts, et que, ces devoirs n’ayant pas été remplis, l’ombre désolée d’Agamemnon erre et réclame en vain l’aide des vivans. Elle souffre dans sa dignité de princesse royale, car elle a sous les yeux le triomphe insolent de l’usurpateur. Enfin elle pleure sur elle-même, sur ses maux de toutes sortes et presque sur sa détresse matérielle. Car elle est réduite dans le palais de son père à une condition servile : elle a faim, elle a froid. Un moment vient où, croyant son frère mort, elle éprouve cette sensation, unique en horreur, celle de se sentir seule au monde, abandonnée de tous, sans appui, sans espoir. Toute notre pitié se déclare pour elle et nous applaudirons au châtiment de ses bourreaux.

Ajoutez un suprême attrait. L’étude du cœur humain nous apparaît ici dans sa fraîcheur toute neuve, avec le charme incomparable des premières découvertes. Dans le théâtre de Sophocle, en effet, le fantôme de l’antique Destin n’efface pas à tel point les personnages humains, que nous ne puissions y reconnaître les lois éternelles de notre condition. Sophocle a relégué au second plan la fatalité : elle forme en quelque sorte le décor et la toile de fond ; le devant de la scène est occupé parle jeu des passions et des caractères. L’amour coupable, l’erreur sensuelle est à l’origine de cet enchaînement de crimes. Que Clytemnestre ne prétende pas être la mère outragée qui a vengé le sacrifice de sa fille, Iphigénie ; ce n’est là qu’un prétexte : sa passion adultère l’a rendue complice du meurtre de son mari ! Electre n’est pas davantage l’instrument aveugle de la fatalité. Au contraire, elle est pleinement consciente de sa résolution. Elle a pesé les motifs, elle a vu, avec la clarté de l’évidence, où est son devoir, et c’est pourquoi elle y marche d’un pas si ferme, en ligne si droite. Elle est une volonté qui agit. L’unité de son caractère est d’ailleurs faite d’élémens complexes.