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père de me renvoyer en Suisse[1] persuadé qu’il était, que je ne soutiendrais pas le voyage. Enfin, je le soutins et nous arrivâmes. Je trouvai une lettre de Mme Trevor. La lettre était froide, mais je lui sus gré de m’avoir tenu sa promesse, je répondis dans le langage de l’amour le plus passionné, j’obtins une seconde lettre un peu plus insignifiante que la première ; de mon côté, je me refroidis pendant que nos lettres couraient la poste ; je n’écrivis plus, et notre liaison finit. Je revis pourtant Mme Trevor, à Paris trois mois après : je n’éprouvai aucune émotion, et je crois que la sienne ne fut causée que par la surprise de voir en moi un détachement aussi complet. La pauvre femme continua encore quelques années son métier de coquette, et se donna beaucoup de ridicules, puis elle retourna en Angleterre où elle devint, m’a-t-on dit, à peu près folle d’attaques de nerfs.

Ces premiers mois de mon séjour à Paris furent très agréables ; Je fus parfaitement reçu par la société de M. Suard, chez qui j’allai demeurer de nouveau[2]. Mon esprit qui manquait alors tout à fait de solidité et de justesse, mais qui avait une tournure épigrammatique très amusante, mes connaissances qui, bien que fort décousues, étaient supérieures à celles de la plupart des gens de lettres de la génération qui s’élevait, l’originalité de mon caractère, tout cela parut piquant. Je fus fêté par toutes les femmes de la coterie de Mme Suard, et les hommes pardonnèrent à mon âge une impertinence qui, n’étant pas dans les manières, mais dans les jugemens, était moins aperçue et moins offensante. Cependant quand je me souviens de ce que je disais alors et du dédain raisonné que je témoignais à tout le monde, je suis encore à concevoir comment on a pu le tolérer. Je me rappelle qu’un jour, rencontrant un des hommes de notre société qui avait trente ans de plus que moi, je me mis à causer avec lui, et

  1. « Mon oncle Juste menait à Paris son fils Benjamin pour achever son éducation et entrer dans le monde. Nous fîmes la route ensemble. Mon oncle était un homme de beaucoup d’esprit, mais d’un caractère difficile, caustique et impérieux. Il avait une ambition sans bornes pour son fils et sacrifia beaucoup pour lui donner une brillante éducation. » Journal de Charles de Constant, M. C. C. Bibliothèque de Genève.
  2. « Benjamin et moi sommes liés étroitement, il est revenu de ses idées sinistres. J’ai soupe vendredi chez Mme de Staël ; en confidence, je vous dirai que je m’y ennuyai à la mort, que je déteste le ton pédant et haut de cette personne. N’en disons point de mal car elle me fait des honnêtetés. La société de Mme Suard est celle qui me plaît davantage. »
    (Benjamin ne fit la connaissance de Mme de Staël qu’en septembre 1794.)
    Lucie Achard, Rosalie de Constant, sa famille et ses amis, lettre de son frère Charles. Eggimann, Genève.